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La Flambeau : un combat proféminisme

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S’il est vrai que le dramaturge écrit pour la scène et la représentation de son œuvre devant un public, le résultat de son travail n’est pas seulement du théâtre ; c'est aussi de l'art et de la littérature. Comme toute œuvre d'art, il vise l'esthétique, mais sa particularité réside dans la mimésis . C'est-à-dire, dans une représentation du monde à partir de l'imitation de la réalité. Comme chez Aristote , par exemple, où il est un imitateur de la nature, nous rapporte Marie Claude Hubert dans son ouvrage intitulé "Les Grandes Théories du Théâtre ". En tant qu'œuvre littéraire, il nous offre, nous spectateurs, la possibilité de quitter un peu la salle de spectacle pour venir voir de plus près comment, dans son imitation de la réalité, il y a un spectacle mais aussi un combat. Il "est [d'ailleurs] un géant qui blesse à mort tout ce qu'il frappe ", écrit Beaumarchais dans la préface de sa pièce “Le Mariage de Figaro", en 1778. Voyons donc, au moyen de la lecture, si l'on peut arriver à une telle conclusion en décidant d'approcher "La Flambeau" de plus près.

Le 27 septembre 2013, les membres du jury du prix Henri Deschamps ont dévoilé, via la fondation Lucienne Deschamps, le nom des gagnants de ce prix littéraire de cette année-là, et le texte "La Flambeau" du professeur de philosophie, Faubert Bolivar, a été récompensé par le Prix spécial Paulette Poujol-Oriol et Georges Corvington. C'est une pièce de théâtre qui, par son titre, intrigue déjà mais, semble en même temps frapper à coup de massue l'un des maux qui ronge encore la société haïtienne, à savoir : la violence faite aux femmes.

Le texte est composé de huit tableaux, mettant en scène des personnages sans identité propre, tels que : Monsieur qui est un intellectuel, Madame la femme de Monsieur, Mademoiselle la nouvelle domestique, l'Un, l'Autre et l'Homme, la figure emblématique d'un ougan ou encore d'un prêtre dans le vaudou haïtien.

La fable du texte nous emmène chez Monsieur qui prépare un discours pour un colloque sur la république égalitaire, tandis que Madame poursuit un chemin qui la mène droit vers la folie, échangeant avec les morts, en particulier, sa mère et parfois avec les vivants, dont son mari. Mademoiselle, la nouvelle servante, apporte chez ce couple un peu d’enthousiasme, ravivant en même temps toutes les flammes dans cette maison. Monsieur, que Madame n'attire plus, finit par violer cette domestique qui est une fidèle serviteure d’Ogou. Satisfait, Monsieur lui promet qu’elle sera plus sage la prochaine fois. Sauf que cet acte ne restera pas impuni, car la société secrète Ogou La Flambeau qui veille sur Mademoiselle intervient et lui confie le sort de Monsieur, qu'elle en fera son zombi serviteur.

Nous nous demandons d’abord pourquoi la présence dans ce texte de deux femmes impuissantes, c'est-à-dire qui ne dépendent pas d'elles-mêmes, ne serait-ce que pour se défendre par rapport à l'homme qui, lui, est présenté comme puissant (le Ougan) et fin intellectuel (le Mari de Madame). Pourquoi Donc cette différence, et surtout en quoi les premiers moments du texte reflètent-ils la réalité de la femme haïtienne ? À travers Madame et Mademoiselle, il est possible que Faubert nous mette face à deux êtres empêchés, à cause de leur dépendance à un homme, Monsieur dans le texte. Ou du moins, face à deux femmes heureuses, non pas parce qu’elles ont choisi cette situation et qu'elles veulent seulement se laisser faire pour trouver avec ou sans la providence la faille qu'il faut pour s'émanciper totalement du genre masculin, peut-être, mais il se pourrait aussi que ces femmes soient complètement malheureuses, parce qu'elles ont fait ce choix et doivent pouvoir parvenir à inverser cette tendance qui tend à leur différencier de l’homme, tout en payant le prix de ce changement souhaité. Toutes les interprétations sont possibles. Quant à la nôtre, elle part de notre lecture féministe de "La Flambeau", où Faubert semble poser et résoudre, d’une manière tout au moins magistrale que théâtrale, les trois problèmes suivants :

I. Quelle place réserver aux femmes dans la société haïtienne ? Sont-elles destinées à être femmes au foyer, servantes, folles, ou bien des personnes indépendantes avec des droits et des devoirs comme tout le monde ? Y a-t-il d’ailleurs un statut auquel la femme haïtienne doit s’accrocher, et peut-elle se borner à l’idée de respecter une vision sociétale qui ne lui convient pas ?

II. En second lieu, dans quelle mesure la femme haïtienne peut-elle s’organiser pour inverser la tendance actuelle et aller vers l’émancipation totale ? N’est-elle pas trop intimement liée aux hommes, pour que l’on puisse l’imaginer indépendante et puissante ?

III. Et, enfin, en quoi peut-on parler d’une possible évolution de la condition féminine en Haïti ?

Sur la question de la place de la femme dans la société haïtienne, Madame et Mademoiselle ont un parcours qui les place dans, un premier temps, dans un endroit commun : la maison, mais qui ensuite leur attribue deux titres différents, correspondant au moins à deux places : la femme au foyer et la femme domestique. Cette image, qui traverse les premiers moments du texte, est marquée par au moins deux choses : le rôle que Faubert leur a attribué dans la pièce, et le rapport qu'elles développent avec Monsieur. D’abord, il y a Madame, la femme de Monsieur, elle ne possède ni autre titre ni autre qualité en dehors du fait qu’elle est la femme de ce dernier. Elle va quitter la maison juste après la mort de son mari, comme si elle ne servait plus à rien. Une position qui, sans doute, la condamne au service de son mari. Au premier tableau, la didascalie annonce son entrée en scène : “ elle apporte du café à Monsieur qui éteint le magnétophone pour s’adresser à Madame ”. La réplique qui s'ensuit marque un changement de ton dans la prise de parole de Monsieur, exprimé ici par la présence du point d’exclamation : “Le café ! ”, comme s’il ne pouvait pas s’en servir lui-même. Le point d'exclamation est un signe de ponctuation qui exprime une émotion ou une réaction. Ici, il marque en effet le penchant autoritaire de Monsieur a l’égard de sa femme. Ensuite, il y a cette image de la domestication de la gent féminine. Elle est surtout présente chez Mademoiselle. Elle est venue pour travailler dans la maison. Elle aurait pu être une spécialiste du langage ou d’art oratoire, venue pour coacher Monsieur dans la préparation de son discours, mais non ! Elle est plutôt celle qui est venue pour nettoyer voire même cuisiner. Conscient ou pas de ces deux images, Faubert nous met face à une réalité, une mentalité qui s'installe dans la société haïtienne, associant la femme aux tâches ménagères.

Gerda Cadostin, auteure du roman "Laisse folie courir" paru en 2020, peut nous aider à avancer dans notre lecture de ce premier moment du texte. Lors d’une émission sur Haïti Inter, elle laisse entendre qu’il y aurait au sein de la société haïtienne deux types de femmes. Elle déclare : “Moi je pense que c’est en allant en ville que ces femmes [celles de la campagne] vont subir ou vont découvrir une sorte de mise à l'écart des femmes, une sorte de hiérarchisation des tâches, des choses à faire ”. Quoique dans “La Flambeau” Faubert ne dise pas si la pièce se déroule en ville ou à la campagne, mais il est clair qu’il nous peint dans le texte une atmosphère citadine, car il serait difficile de trouver, par exemple, une bibliothèque dans une maison à la campagne. Nous nous demandons à ce stade si les deux femmes n’incarnent pas aussi dans un même espace deux mondes parallèles.

Incarnant le monde traditionnel, Mademoiselle représente en quelque sorte la campagne haïtienne. Dans ce milieu-là, les coutumes et les mœurs restent et demeurent intactes. Les gens sont très attachés aux traditions ancestrales, découlant en partie du vaudou. Par exemple, dans le deuxième tableau du texte, réplique 32, Mademoiselle, timide, explique à Monsieur son attachement à sa bague : “Oh, c’est ma bague. J’aime la toucher, Monsieur ”. La réplique 56 nous apporte l’origine de la bague : “C’est la bague de Parrain Ogou ”. Le quatrième tableau décrit comme dans un rêve, la disparition de la bague de Mademoiselle, et, au tableau 5, la didascalie nous indique l'entrée sur scène de celle-ci : “Affolée ”. La réplique qui s’ensuit là encore nous indique aussi la préoccupation de Mademoiselle, très paniquée après la disparition de sa bague : “Bague Ogou-a… Bague Ogou-a… Bague Ogou-a … ”, crie-t-elle, comme si porter cette bague était pour elle le signe d'une protection sans faille. Mythologie ou légende, l’attachement de Mademoiselle à une relique donnée comme signe d’engagement à un dieu traduit une forme de traditionalisme chez elle qui la différencie de Madame qui incarne la femme des villes, celle qui a besoin d’une servante pour s’occuper des tâches ménagères chez elle. Ces femmes sont parfois celles qui méprisent mieux leur semblable. Maurice Sixto nous l’a bien montré dans son œuvre intitulée “TI Sentaniz”, où Madame (la mère de Chantoutou) dénigre sa voisine en même temps qu’elle maltraite Sentaniz. La femme est donc chez Faubert, dans “La Flambeau”, un être dominé par l’homme et elle est associée à l'occupation de la maison.

Si la femme semble, dans les premiers moments du texte, dominée par un pouvoir masculin très puissant et ne semble posséder aucun moyen pour lutter pour son émancipation, elle ne semble pas pour autant accepter cette situation qui ne la convient pas.

Les deux femmes vont mener un combat en deux temps dans le texte. Cependant, combattre un système qui dure dans le temps n’est pas toujours chose facile. Par exemple, lutter contre un système sociétal défavorable à l'émancipation des femmes requiert une approche globale, englobant des dimensions éducatives, politiques, sociales et culturelles. Simone de Beauvoir , philosophe existentialiste française, a profondément influencé la réflexion sur le genre avec son ouvrage "Le Deuxième Sexe". Elle y explore la construction sociale du genre, déconstruisant les notions préconçues de féminité et de masculinité. L'éducation , selon Beauvoir, joue un rôle clé dans la reproduction des inégalités et elle souligne la nécessité de repenser les normes éducatives pour promouvoir l'émancipation des femmes. Faubert va en effet évoquer ce côté éducatif dans le texte, notamment au tableau huit où l’on voit se multiplier la répétition du mot “livre ” et d’autres mots ayant rapport avec la transmission de la connaissance : “La bibliothèque” (dans la première didascalie), “Ramasse ce livre devant toi” (dans la première réplique), “l’homme ramasse le livre” (dans la deuxième didascalie), “Lis-moi le titre” (encore la première réplique), “L’homme essuie le livre” (troisième didascalie), “L’homme met le livre dans le sac de Mademoiselle” (quatrième didascalie), “Tu le liras pour en faire un résumé pour les jeunes de la cité” (troisième réplique). La place du livre dans la transmission du savoir et de l'éducation a été un sujet exploré par plus d’un à travers l'histoire. Umberto Eco : écrivain et intellectuel italien, auteur de “ Lector in Fabula ”, “ Le rôle du lecteur ” en français, nous donnerait sans doute raison si nous choisissons de prendre le livre comme instrument de transmission de savoir, car la manière dont les lecteurs interagissent avec le texte peut favoriser l’acquisition de la connaissance. Et donc, comment ne pas voir l’intention d’éduquer une autre génération d’hommes et de femmes dans ce combat d’émancipation à travers la présence répétée du thème “livre” dans le texte ?

Le premier moment du combat va donc être un combat pour l'éducation. Après la transformation de Monsieur en Zombi serviteur, il devra aider les jeunes du quartier pour leur transmettre un peu de son savoir, vu que Monsieur dans sa vie d’avant était un intellectuel. Sauf que maintenant, il ne peut pas faire ce qu’il veut. Il obéit à la lettre aux ordres de Mademoiselle.

Le deuxième moment de ce grand combat aurait pu occuper la première place dans notre lecture, vu que ces actions viennent chronologiquement avant celles du premier moment : il s’agit du reproche prononcé par Madame au moment de l’enterrement de son mari. Face à son cercueil, Madame profite dans un monologue de cinq pages pour reprocher à Monsieur tout ce qu’elle n'a pas pu lui dire avant. Le reproche verbal peut être un outil puissant dans la lutte contre l'oppression. L'écrivaine et activiste américaine Gloria Jean Watkins , qui a écrit sur les questions de race, de genre et de classe, souligne l'importance de la parole et de la critique verbale pour contester les structures oppressives. Dans des ouvrages tels que " Talking Back : Thinking Feminist, Thinking Black , " (1989), Gloria examine comment l'expression verbale peut être un acte politique, une forme de résistance intellectuelle et émotionnelle contre les formes variées d'oppression. Vu comme ça, les reproches verbaux de Madame dans son monologue, au septième tableau, auraient du sens dans son combat contre l'oppression de son mari, sauf qu’elle le fait dans un moment où elle le croyait mort. Est-ce lié au fait qu'elle est intimement liée à Monsieur ? Nous ne saurons le dire. Cependant, la lutte contre la domination du genre masculin sur les femmes ne concerne pas uniquement la gent féminine. Bien qu'elle semble subir cette domination, cette situation ne restera pas figée. Sa condition évoluera.

L'histoire de la femme dans la société haïtienne remonte à la lutte pour l'indépendance d'Haïti et se poursuit jusqu'à nos jours. Elle a toujours joué un rôle crucial dans l'organisation de la vie dans ce pays. De Catherine Flon à Marie Sainte Dédée Bazile, surnommée Défilée, la folle qui a ramassé les restes de l'Empereur au Pont Rouge, et de Mirlande Hyppolite Manigat à Wideline Pierre, membre du comité qui gère la construction du canal d'irrigation sur la rivière transfrontalière de Wanaminte dans le Nord-est du pays. Cependant, cette histoire n'est pas linéaire. En dehors des luttes visant à rassembler tout le monde autour de la patrie contre les colons et les néo-colons, l'homme haïtien a tendance à reléguer la femme au second plan lors des prises de décision, essentielle pour le pays. Faubert nous montre que la société doit s'organiser pour protéger la femme contre le patriarcat. La société La Flambeau est une forme d'organisation sociale qui œuvre pour la justice et le droit. De plus, elle est dirigée par un homme qui vient défendre l'honneur de Mademoiselle face à un autre homme.

Faubert suggère également qu'il est possible de construire un monde où la femme aurait le pouvoir de donner des ordres à des hommes décomplexés. Ce monde est d'abord présent dans le texte à travers le terme "cité", qui désigne les villes grecques de l'Antiquité et qui peut tout à fait désigner les villes et les pays d’aujourd’hui. Pour organiser la vie dans la cité, il est nécessaire de mettre l'homme au service de celle-ci, tel est le message de Faubert, qu'il soit sous les ordres d'un homme ou, du moins, sous les ordres d'une femme.

En conclusion, "La Flambeau" de Faubert Bolivar émerge comme une œuvre théâtrale complexe et engagée qui explore les dynamiques de pouvoir, d'oppression et de résistance dans la société haïtienne. À travers la représentation de personnages symboliques tels que Madame, Mademoiselle et Monsieur, l'auteur offre une réflexion profonde sur la condition féminine et les luttes pour l'émancipation.

La pièce présente un combat en deux temps pour l'éducation et la libération verbale, dévoilant ainsi la nécessité d'un changement profond dans les normes sociétales qui réduisent la femme à des rôles traditionnels. La récurrence du thème du livre souligne l'importance de l'éducation dans la lutte pour l'émancipation des femmes, tandis que le reproche verbal de Madame met en lumière le pouvoir de la parole comme outil de contestation.

Faubert Bolivar aborde également la question de la justice sociale à travers la société secrète Ogou La Flambeau, représentant une force qui intervient pour défendre les droits des femmes et punir les agresseurs. Cette vision d'un ordre social équilibré, où l'homme est au service de la cité, propose une alternative à la domination patriarcale.

En fin de compte, "La Flambeau" transcende le simple cadre théâtral pour devenir une méditation profonde sur les défis auxquels est confrontée la société haïtienne en matière d'égalité des sexes. Faubert Bolivar soulève des questions pertinentes sur la place des femmes, leur autonomie et les voies possibles vers une évolution positive de la condition féminine en Haïti. Ainsi, la pièce invite le public à une réflexion critique et à une remise en question des normes établies, tout en offrant une lueur d'espoir pour un avenir où l'égalité et la justice prévaudront.

Buldad Nelson, Étudiant en Lettres Modernes (ENS/UEH)

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