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Après Café Philo?

Café Philo


La germination d’une idée

A l’été 2011, un groupe de jeunes — que tout, pour la passion de la philosophie, a réunis — a initié la mise en place du premier Café Philo en Haïti, sous l’impulsion d’Héléna Hugot . Très vite, la nouvelle de l’avènement de cette nouvelle sociabilité s’est répandue dans les quelques espaces où mutatis mutandis des jeunes s’activaient à faire la promotion sous toutes ses formes de la culture à Port-au-Prince.

Le projet n’a pas tardé à prendre de l’ampleur quand bien même ses principaux initiateurs se sont vus empêchés de continuer à y prendre part pour toutes sortes de raisons.

Autour de Ralph Jean-Baptiste, ancien élève de l’ENS de Port-au-Prince en Philosophie, une nouvelle équipe s’est constituée. Dans ce contexte particulier de réaménagement, le format des éditions de Café Philo se verra modifié. Désormais, le public qui vient écouter l’invité (ou les invités du jour) aura droit à une projection audiovisuelle signée Raphaël Einthoven qui fait peu ou prou lien avec le sujet du jour tout en l’annonçant.

Dans la foulée, une association se crée, en vue de mieux prendre en charge l’initiative qui prend résolument son envol, notamment depuis qu’Emmelie Prophète lui a consacré un papier dans les colonnes du journal Le Nouvelliste, et dont le titre est plus qu’évocateur: « Tous les mardis, c’est Café Philo! » .

Avec un format désormais établi (hymne national, chanson fétiche hasta siempre el commandante, projection-audiovisuelle, etc.), Café Philo est désormais sous les feux de la rampe.

Un Café Philo « haïtien »?

Très tôt dans son déploiement, il a été reproché à notre Café Philo de n’être pas assez philosophique, tantôt étant donné la diversité pluridisciplinaire des thèmes abordés, tantôt en raison du fait qu’il faisait un silencing complet sur les grands thèmes ou questions réputés philosophiques.

Dans un pays tel que le nôtre où tout ou presque de ce qui se recoupe sous l’appellation de savoir ou de connaissance est saisi sous le prisme de l’universel hégémonique de l’occident, ces critiques ne pouvaient être qu’accablantes et leur verdict sans appel.

A nos yeux, l’enjeu de toute cette question tient dans ceci: l’auto-désignation en philosophie est toujours suspecte, elle renvoie souvent sur un ton péremptoire ou même sourdement à un « parcours de la reconnaissance » qui confère somme toute ou non droit de cité. Plus sérieusement sinon, la philosophie, d’une certaine manière, est toujours travaillée par un ou des dehors qu’elle cherche à exclure, parce qu’elle y est hantée ou enfin parce qu’elle semble être possédée par la peur de n’avoir pas tout réglé au-dedans, et d’y laisser place pour des restes.

Il est d’importance de noter que Café Philo s’est jeté dans l’arène peu de temps après que la terre haïtienne venait de trembler sous nos pieds. Cet événement a remis au goût du jour pour certains d’entre nous les préoccupations au sujet de savoir comment (re) faire monde avec le monde dans l’unité et la diversité. On estimait judicieux de se demander: comment faire de la philosophie à un moment où « l’occident était décroché »? Fallait-il s’y prendre avec ou sans les sempiternels « sanglots de l’homme noir », en déterritorialisant au maximum, à commencer par la philosophie ? On s’évertuait à trouver les moyens qui pouvaient faire que le problème de la connaissance qui a réuni dans un congrès international de philosophie en Haïti en 1944 , d’éminents intellectuels et philosophes, parce que l’Occident était engagé dans la seconde guerre mondiale, et 10 ans après, soit en 1954, les travaux sur Kant tenus également chez nous , à l’occasion du 150 ème anniversaire de son décès, soient (ré) abordés à partir d’une philosophie, pourrait-on dire avec Edelyn Dorismond, incarnée.

Les nouvelles pratiques de la philosophie qui étaient en plein essor en Europe, pouvaient nous y inviter, autant que nous y invitaient également à la prudence, les travaux de Marcien Towa à propos de l’ethno-philosophie, aussi bien que nous en mettaient en garde contre toute perspective des liaisons dangereuses qui pourraient nous pousser à faire, en état d’inconscience, le grand saut en longueur dans la bibliothèque coloniale en référence à Valentin Yves Mudimbe, Théophile Obenga, ou encore à tant d’autres issus du même ressort. Plus de dix ans après, le compte est bon et la quête de “l’homo philosophicus” à Café Philo n’a pas semblé trahir sa promesse.

“Le concept descend dans la rue”

Il faut dire que dès ses premières années, le projet s’est révélé très actif. En effet, l’Association Culturelle Café Philo Haïti (ACCPH) a développé des partenariats avec des institutions de tout ordre qui composent le maëlstrom du secteur culturel haïtien. A travers des projets tels que, « Pèlerinage philosophique et artistique », réalisé en partenariat avec la Fondation de France et Philosoph’art, « Genre et intégration sociale en Haïti », au moyen d’un financement de l’Ambassade de Suisse, la participation au « Mois de Mai/Mois des poètes », la « Foire Internationale du Livre d’Haïti » (FILHA), en partenariat avec la DNL, la tenue d’une séance de Café Philo dans le cadre du Festival Quatre Chemins, la participation périodique à la Foire du Livre « Verrettes à la découverte du livre », l’organisation des activités de pèlerinage au Centre Culturel Anne-Marie Morriset, Centre PEN-Haïti, Festival Arts, au Centre Culturel ARAKA, à la « Foire du livre jeunesse avec Les petits soleils/APOLECT », des Cafés philo avec l’AUF, l’ ACCPH a fait montre d’un engagement hors norme.

Par ailleurs, à l’actif de l’Association, on peut dénombrer une série de documentaires sur la problématique de l’état des lieux de la philosophie en Haïti, des éditions de Café Philo dans des écoles à l’occasion de la célébration de la traditionnelle fête des philosophes, la mise en place d’au moins quatre cellules de Café Philo en région ( Jacmel, Miragoâne, Cayes, Cap-Haïtien).

Autant donc dire que, reprenant à notre compte le propos du professeur Yves Dorestal , le concept de Café Philo est descendu dans les rues et s’est mis à la portée de tous et toutes.

Une ascension en pointillé ?

A la date du 08 Septembre 2015, soit trois ans et demi après avoir roulé sa bosse dans au moins trois sites qui l’hébergeaient , Café Philo met le pied à l’étrier en s’invitant sur les écrans de la Radio-Télévision Caraïbes. En proposant pour l’occasion une édition de débat autour du thème “Qu’est-ce qu’un Café Philo?”, l’équipe organisatrice d’alors a annoncé les couleurs. C’est le début d’une nouvelle aventure qui s’est installée assez durablement avant de devoir s’arrêter fin 2019 dans le contexte des soubresauts politiques qui saccageaient le pays, et plus particulièrement à l’arrivée de la covid-19.

Café Philo a quand même pu redoubler d’ardeur en donnant à nouveau au public rendez-vous à une nouvelle adresse et souffler sa dixième bougie en décembre 2021. Elle a entamé une nouvelle relance en Avril 2022 en organisant en partenariat avec l’un de ses désormais plus fidèles partenaires, l’Association Editions Gouttes-Lettres (ASSEGL), une série d’activités de débat autour du centenaire de la naissance de Jacques Stephen Alexis.

Depuis le 1 er Août 2023, Café Philo reprend ses droits sur les écrans de la RTVC. A date, et avec une nouvelle équipe réunie autour de ma personne, nous avons déjà réalisé pas moins de onze (11) éditions de Café Philo.

Nombreux sont ceux qui dès le début de la collaboration avec la RTVC ont exprimé leurs inquiétudes au sujet de l’éventuelle perte de l’esprit de liberté et d’autonomie qui imprimaient un caractère particulièrement original au projet de Café Philo. S’il n’est pas interdit pour l’heure de faire un bilan, ne serait-ce qu’à mi-chemin, étant donné la reprise récente de nos activités avec la Chaîne 22, relatif à ce partenariat, tout nous porte à penser que cette avancée en pointillé a encore de beaux jours devant elle au point d’inspirer la mise en œuvre en parallèle de nouveaux projets qui pourront davantage contribuer à rouvrir la voie comme l’indique le thème annuel retenu pour la relance de cette année 2023.

Le Café Philo dans le paysage de l’espace public haïtien

Avant l’implantation de Café Philo dans le paysage intellectuel et culturel urbain de Port-au-Prince, notamment, des activités de débat et d’échanges ont bien sûr existé. Qui des générations précédentes ne se souvient des fameux rendez-vous des mardis de l’IFH en Haïti, des vendredis littéraires de l’Université Caraïbe, des Vendredis à Copart, des conférences par-ci par-là prononcées dans quelques facultés de l’UEH, des causeries ou tables-ronde de la FOKAL, ou des ateliers littéraires au Centre Culturel ARAKA, pour s’arrêter à ces seuls exemples ?

Il y a que le contexte post-sismique de janvier 2010 qui voit apparaître le Café Philo cristallisait toutes les incertitudes. A un moment où tout ce qui faisait sens se dépeuplait, une seule exactitude demeurait: tant qu’on y est, comment réinventer l’avenir et se relever après avoir été mis à terre?

Par un heureux concours de circonstances, la rencontre d’Héléna Hugot avec des jeunes normaliens supérieurs et enseignants de philosophie, et d’autres jeunes issus d’autres champs disciplinaires en sciences humaines et sociales, a facilité la création d’un lien: l’inconditionnalité de la promotion d’une nouvelle scène de la philosophie.

Dans un pays où tout acte de penser, de penser par soi-même, assigne à l’exclusion et où également la figure du jeune intellectuel se repérait à grand renfort de peine dans la sphère du littéraire, faire monter celle du philosophe discutant relevait d’une gageure.

Café Philo aura initié et réussi ce tour de force qui s’institue comme un label au fil des ans. Pour cause, et étant donné la forte sensibilité du groupe pour un certain nombre d’objets faisant défaut dans les « usages publics de la raison », haïtienne, un format de débat public de type nouveau s’y instaure et s’installe durablement.

Tout au final est dans l’After!

On le sait, pour faire un Café Philo, on exécute quelques gestes simples, basiques: après que le comité se réunit et décide du choix du thème et des potentiels intervenants, les contacts s’établissent et le tour est joué. Dès réception de l’affiche sur les podcasts et réseaux de connexion en ligne, le public est renseigné sur la programmation. Au jour j indiqué, le comité s’active en créant les conditions maximales pour que se déroule sans heurt l’édition de Café Philo.

Au terme de celle-ci pourtant, tout ne fait que commencer. L’After, le moment qui succède au Before, est spécial dans la mesure où en comité et assisté parfois de quelques proches ou supporters de l’initiative, on revient fort souvent sur le débat qui vient de se terminer en toute liberté, ce avec ou sans la présence des invités qui venaient de prendre la parole. C’est un moment de vive émotion qui facilite l’échange, le partage, la rencontre, et où s’exécutent des tours de danse, toujours autour d’un verre et avec de la musique branchée en arrière-fond.

Au stade où nous en sommes, l’After tient aussi et surtout ici lieu de métaphore (vive). Dans le sillage des traditions de pensée philosophique qui se préoccupent de l’Après, il se présente sous le signe d’une injonction à agir autrement : qu’y a-t-il à renouveler, à faire mieux, pour pérenniser l’initiative et la faire avancer et prospérer?

Autant de choses, de battements du monde, d’expériences de la pensée et du vécu qui sont susceptibles de donner lieu à des hapax existentiels parce qu’une vitalité se tient disponible pour une cause. Il s’agit en final de compte d’opter, contre toute attente, pour ce que nous sommes: une société ouverte!

Ralph Jean-Baptiste, Philosophe, Coordonnateur de l’Institut Haïtien de Philosophie (IHP)

Notes et Bibliographie

1- La première séance de Café Philo (date?) a eu lieu au Restaurant Coin des Amis à Bourdon. Les deux premiers invités, Lyonel Trouillot et Benoit Miribel, de la Fondation Mérieux, ont débattu autour du thème de l’acceptation de l’autre.

2- Héléna Hugot est Philosophe de formation, opératrice culturelle et membre à l’époque de l’Atelier Jeudi Soir. Elle était très active dans le milieu culturel haïtien à partir notamment de 2010.

3- Raphaël Einthoven animait sur Arte une émission qui s’intitulait “Philosophie”. On utilisait les vidéos d’entretien de ses émissions et les projetait à Café Philo.

4- Emmelie Prophète, « Tous les mardis, c’est Café Philo! ». On n’arrive pas à trouver l’article sur le site du journal.

5- « L’idée selon laquelle l’Europe seule possède une culture philosophique a été formulée en Histoire de la Philosophie à la fin du XVIII è siècle en Allemagne », cf, Catherine König-Pralong, La colonie philosophique. Ecrire l’histoire de la philosophie au XVIII è et XIX è siècles, p 154, 2019, Editions EHESS.

6- Les actes de ce congrès ont été publiés dans la revue Moun. (Cf Moun, Numéro spécial, Année IV-No 8-Mai 2008), disponible en ligne.

7- Voir à ce sujet la note de bas de page du bulletin du Laboratoire LADIREP (Vol 1, No 2 (mai 2021/octobre 2021). 8 Voir l’article d’Edelyn Dorismond, Philosopher depuis Haïti : projet d’une philosophie incarnée, pp 125-128, cf Cahiers critiques de philosophie, No 25, HAÏTI, 2022.

9- Audrey Destailleur, Notes sur nouvelles pratiques philosophiques de Michel Tozzi et Philosopher à l’école primaire de Jocelyne Beguery, in Recherches en didactiques, 2013, (No 15) pp 177-186.

10- Le Professeur Yves Dorestal se plaisait souvent à dire dans ses cours de philosophie: « Le propre d’un concept, à défaut d’être construit dans la rue, c’est d’y descendre ».

11- Il s’agit de “Coin des Amis”, Popeye’s Restaurant”, My Sports Bar and Grill”.

12- Il s’agit d’ ”Alvarez Resto Club”.

13- Cette série d’activités se tenait au restaurant “Saveur Créole”.

14- Voir à ce sujet le propos tenu par Patrice Dalencour : « (…) il y a une lueur d’espoir dans l’intérêt toujours plus grand qui se manifeste par des initiatives du type « Café Philo » et autres cercles du même genre, tant à la capitale que dans certaines villes de province ». Entretien réalisé avec Robert-Berrouët Oriol, « L’école haïtienne sous la loupe du philosophe ». Patrice Dalencour, ancien ministre de l’éducation nationale, Montréal, 28 novembre 2022.

15- « L’exclusion en Haïti n’est pas un phénomène nouveau, mais elle devient de plus en plus insupportable au fur et à mesure que s’affirme la volonté de construire un état démocratique », Gloria Bigot-Legros : « Le défi haïtien : la constitution d’un espace public », p 99, in Le défi haïtien. Economie, dynamique sociopolitique et migration, (Sld) Carlo A. Célius, 2011, Editions L’Harmattan.



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