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« Que peut-on faire de ce qu’on a fait de nous ? Entre affirmation, critique et (ré) ouverture des voies: la philosophie haïtienne en question ».

Journée Mondiale de la Philosophie

En partenariat avec l’Ecole Normale Supérieure (ENS) de Port-au-Prince, plus particulièrement à travers son Département de Philosophie, et les Editions Gouttes-Lettres, l’Equipe de Café Philo en Haïti a réuni au Centre Culturel Caraïbes, le jeudi 16 novembre 2023, les philosophes Jean Waddimir Gustinvil, Mirline Darrélus, et Edelyn Dorismond, en vue de débattre autour de cette thématique.

Cette activité de conférence qui s’est tenue dans le contexte de la célébration de la Journée Mondiale de la Philosophie a réuni pour la plupart un public composé d’enseignants-chercheurs, d’étudiants en philosophie et des personnalités de divers horizons que la question intéresse.

Pour donner le coup d’envoi, Ralph Jean-Baptiste (Coordonnateur de l’Equipe de Café Philo en Haïti) et Odonel Pierre-Louis (Membre du Conseil de Direction de l’ENS) ont tour à tour pris la parole en cette occasion.

Pour le premier, il n’est pas question d’y aller par quatre chemins: la philosophie haïtienne existe. Pour cause, il cite les travaux qui abordent, quoique timidement et de biais, la question. Prenant donc appui notamment sur les textes de James Darbouze, Jean-Jacques Cadet et d’Adler Stephen Camilus, il invite, contre le pessimisme ambiant, à “enlever le voile de l’ignorance” en ayant à l’esprit de considérer que des dynamiques, autres inscrites dans la désédimentation épistémique, font remonter l’évidence de cette philosophie haïtienne. A ses yeux, l’Ecole Normale Supérieure de Port-au-Prince est au cœur de la diversalisation de la scène philosophique haïtienne, étant donné l’écho que donnent à ce geste de décentrement les horizons multiples proposés dans leurs travaux de recherche par ses ressortissants philosophes.

A la fois en sa qualité de Membre du Conseil de Direction de l’ENS et de Philosophe, Odonel Pierre-Louis a tenu à exprimer son vif intérêt pour l’événement.

D’entrée de jeu, tout en ayant pris le soin de ne pas s’identifier comme conférencier, il a tenu à attirer l’attention sur certains enjeux que recouvre l’intitulé. Selon lui, celui-ci invite à nous regarder comme ce “on” devenus fragiles, malades et vulnérables et qui se révèle comme incapable d’exister dans le “là” et qui se voit contraint de faire appel à l’impossible avènement d’un “on” salutaire qui viendrait pour nous sauver ou tout au moins nous aider à faire du commun.

Renvoyant dos à dos optimistes et pessimistes, il opte au sens de Nietzsche pour la lucidité et prend fait et cause pour le fait que ce qu’on est devenu est la conséquence d’un “geste”. Toute la question devient alors pour lui: comment se déssaisir de la logique de ce geste, condition a priori pourrait-on dire pour qu’(on) soit enfin en capacité et être à même d’ouvrir la voie vers l’émancipation?

S’il nous est permis d’identifier le geste, c’est en tant que dans son déploiement, il rate toujours ce qu’il veut, soit sa cible. La philosophie politique constitue un socle inépuisable où ces questions-problèmes sont abordées avec une infinie complexité, et s’agissant de celle qui préoccupe présentement, tout de ce geste existe selon lui. Dépasser la contradiction que met à jour ce geste (entre la situation du “on” par-rapport à nous et du “nous” que nous sommes devenus par-rapport à ce “on”, c’est une invite à aller voir du côté de la logique humanitaire. Autrement dit, comment se prendre en charge via une aide qui ne fait pas de nous des éternels assistés?

A cette phase du déroulement de l’activité, les panélistes ont été invités à prendre la parole, à la suite du visionnement d’un extrait d’une édition antérieure de Café Philo avec le Philosophe Glodel Mezilas.

Parmi les trois panélistes, Jean Waddimir Gustinvil a pris la parole le premier et a tenu à faire savoir qu’au-delà du fait que le sujet proposé l’intrigue, il lui inspire une réflexion qui pourrait s’exprimer dans les termes suivants: “Peut-on se défaire de ce qu’on a fait de nous? Esquisse d’une philosophie de la libération”. S’il n’est pas question pour lui de jeter les bases de cette esquisse ici et maintenant, il ne résiste néanmoins pas à l’envie de jouer le jeu en commençant par problématiser sur le sujet.

Deux ordres de choses sont dignes d’intérêt selon lui. Premier ordre de considération: le sujet qui se cache derrière le pronom “nous” est en effet quelqu’un qui, soit agit, soit est agi. Second ordre de considération: le “on” ici est identifiable soit en tant que celui qui fait, soit en tant que celui à qui on a fait quelque chose.

Partant du fait que (Benvéniste) tout sujet est sujet de discours, il en vient à penser que ce dont il s’agit ici comme action faite (ce que l’homme aurait fait à l’homme, dirait Myriam Revault-d’Allones), c’est d’une prise.

Quand bien même le sujet ne s’identifie pas, il fournit pour Gustinvil suffisamment d’informations qui renseignent sur son identité de sujet à qui quelque chose se serait arrivé dans le contexte de ce que l’intervenant appelle “la rencontre fatale”, soit la colonisation et l’esclavage.

Tout invite alors à se défaire de la prise en reprenant l’initiative de l’action qui est en train de construire le sujet, quitte à nuancer en découvrant en chemin que le “on” qui est à l’origine de cette action fatale, on va dire, peut résulter d’un autre soi, sous un mode fantômatique.

Remédier à tout cela, autrement dit, débusquer le double du colon qui nous contamine après son départ occasionné à l’issue de la mise en œuvre d’une rare violence révolutionnaire dont nous avons été les initiateurs, exige immanquablement un geste, un exorcisme.

Comment alors se tenir pour responsables, toutes et tous, du mauvais sort qui nous est fait quand nous avons la fâcheuse tendance à accorder l’imputabilité de la faute à l’autre? Gustinvil considère que cette question est d’une grande acuité, étant entendu que pris dans la tradition de la pensée occidentale, avant Saint-Augustin tout au moins, et comme tend à en faire la démonstration une certaine ontologie vodouesque, nous nous dérobons toujours face à toute volonté de tout prendre en charge au sujet de nous-même.

Devant la nécessité d’agir en vue de changer la trame socio-historique de nos conditions d’existence, nous butons sur un obstacle majeur qui ne peut être surmonté vraisemblablement qu’à un seul prix.

Pour le dire autrement, si nous sommes d’accord pour affirmer, suivant en cela le postulat arendtien, qu’en raison du maléfice de la vie à plusieurs et de l’indétermination de l’action en politique, même envisagée sous une forme émancipatrice, nous sommes en tout état de cause dépositaires comme tout peuple d’un hériatge, d’une tradition que nous avons inventée, et que l’on peut identifier dans ce cas précis sous le signe de l’Esprit de la Révolution. Reprendre le geste que symbolise cet esprit, c’est postuler une nouvelle métaphysique qui force à reprendre le chemin fragile, toujours tortueux, de la (re) construction du collectif en direction de cette tradition.

Prenant la parole à la suite de Gustinvil, Edelyn Dorismond a cru opportun d’entrée de jeu de faire une précision de principe: il ne parle pas de philosophie haïtienne dans la mesure où celle-ci ne peut être que grecque. Pour cela, il vaut mieux parler de “philosopher” ou de “philosopher à partir d’Haïti”. Pour lui, il est donc préférable de parler d’une poétique de la relation en raison du fait que la philosophie que nous rencontrons à partir de la Caraïbe, et particulièrement d’Haïti, est saisissable à travers une tension qu’il entend mettre au grand jour à l’observation des dynamiques en cours dans la société haïtienne.

Pour Dorismond, la philosophie haïtienne ne peut être qu’anthropologie philosophique (pas philosophie politique); elle en appelle donc à une autre philosophie du temps et de l’histoire. L’expression « trayi la, mouri la! » que lui inspire l’imaginaire vodou sert de cadre pour faire entrevoir le rapport autre que la société haïtienne entretient avec la temporalité.

Contrairement à la temporalité saisie dans les prismes de l’occident et qui s’institue sur la base d’une pensée du bonheur, inspirée de la mythologie judéo-chrétienne, selon laquelle parce que l’homme a péché par le passé, il lui faut l’avènement d’un sauveur qui l’assurerait d’un lendemain meilleur, le vodou procède autrement. Dans le vodou à proprement parler, il n’y a pas de péché, donc pas de rédemption avec la venue d’un sauveur. Le mal y existe, que l’on rend ici et maintenant par le mal, étant entendu qu’il n’y a pas d’attente future.

Par ailleurs, en portant l’accent sur le “ce” comme impensé du libellé proposé pour l’activité de conférence en question, et qui renvoie en tout fait de cause à ce mal qui nous est fait, pourrait-on dire, Dorismond en vient à montrer que la tension qui nous saisit se traduit dans la forme que voici: Nous sommes dans la permanence de la colonialité/Nous désirons ardemment nous en sortir.

Le tragique haïtien se conçoit selon lui dans cette dichotomie qui semble être insurmontable. Comme conséquence possible, entre autres de cette manière de faire, nous sommes toujours (il en fournit quelques exemples) pris dans les rets de l’urgence et ne prenons jamais le temps pour construire autrement et penser l’avenir.

Le tragique dont il fait état ici et qui ouvre les voies vers la perspective de nos rencontres destinales ou évenementiales (Cecile Duteil) présente des modalités dont deux captent l’attention de Dorismond.

Il y a, d’une part, la spatialisation, qui renvoie à une reproduction occidentale dans la colonie du vivre et de l’habiter, et, d’autre part, la temporalisation, qui comme telle nous expose à des difficultés qui viennent du fait que celle-ci se donne à voir dans une multiplicité; on ne sait toujours pas, et le parler créole au quotidien nous le montre avec acuité, où se trouve le temps de l’imaginaire vécu de l’européen, et vice versa.

Tout compte fait, en vue d’inaugurer une philosophie à partir d’Haïti, Dorismond nous place devant une alternative: demeurer dans la colonialité ou en sortir, sachant que pour ce qu’il s’agit de l’autre versant, nous n’en sommes pas purifiés?

Mirline Darrélus a été la dernière des trois panélistes à présenter sa communication. Partant de la question “Qui est ce nous?” à laquelle renvoie l’intitulé du sujet, elle en vient à ce constat: “Les femmes haïtiennes, comme catégorie sociale, sont exclues de l’universalité moderne”.

Pour bien s’y prendre, Darrélus propose une analyse de type socio-linguistique. Elle considère donc que contrairement au “je”, le “nous” fournit des informations pertinentes à la fois sur le lieu d’énonciation et sur l’énonciateur. En s’appuyant sur Etienne Balibar, dans son article intitulé “L’introuvable humanité du sujet moderne”, qui traite de la façon dont la modernité, selon une de ses sources, a procédé à la classification des individus en se basant sur des différences liées à la race, au sexe, et au handicap, pour priver en final de compte ces sujets de la reconnaissance de leurs droits universels, Darrélus nous montre que s’agissant notamment des femmes haïtiennes, le “nous” dont il est question est de nature non inclusive.

Trois angles d’attaque sont mobilisés pour servir la cause de la démonstration: ils sont donc de type épistémique, économique et politique.

Epistémique: Avec en appui l’article de la philosophe Mimose André (L’Université: lieu de combat des femmes.), Darrélus évoque le fait que les femmes sont invisibilisées dans la relation qui s’institue entre elles et les savoirs disponibles à l’Université (aucun cours de philosophie n’a été dispensé par une femme durant son cycle d’études à l’ENS);

Economique: Avec en appui Mireille Neptune-Anglade (L’autre moitié du développement), elle montre que les professions exercées par les femmes sont sous-valorisées, qu’il y a lieu de parler d’une forte charge disproportionée des responsabilités domestiques, que les compétences des femmes ne sont pas considérées, sans oublier le fait que les opportunités professionnelles sont en nette inadéquation pour elles par rapport aux hommes;

Politique: dans la mesure où les femmes ne sont pas détentrices de postes décisionnels. Pour preuve et à date, et seulement à titre provisoire, Ertha Pascal Trouillot est l’unique femme à avoir occupé la fonction de Présidente, et qu’aux dernières élections législatives 4 femmes seulement ont élues au Parlement…

Sommes-nous résolument condamnées? Sinon existe-t-il des leviers d’action pour une réouverture des voies?

Mirline Darrélus opte pour la deuxième perspective en mettant à profit le concept de “Dasein” chez Heiddegger. Chez ce dernier, ce concept qui signifie être là, ne renvoie pas pourtant au fait qu’on est isolé dans le monde. Darrélus nous indique que cela sous-entend simplement qu’on est absorbé par le monde tout en considérant en même temps que cette absorption n’est jamais telle qu’elle soit sans retour.

Identifiées à l’aune du “dasein”, comme voie émancipatrice, les femmes haïtiennes trouvent ici un moyen sûr qui leur permet de rester en surplomb face à tout fatalisme quand bien même elle se doivent d’être conscientes du fait que, comme en témoignent les luttes qu’elles ont menées, pour qu’elles ne se voient assigner à rester dans les marges du social, elles doivent continuer à engager la lutte sur de nombreux fronts.

Il s’agit là d’un a priori fondamental en ce qu’il est susceptible de permettre de conserver les acquis toujours en proie à des remises en causes et aussi en ce qu’il peut leur permettre de se défaire de ce qu’on a fait d’ellles.

Débat: Les échanges qui ont suivi ont témoigné, dans une large mesure, de l’intérêt que ce sujet a suscité auprès du public. Les questions, remarques, commentaires et suggestions exprimés ont permis aux intervenants de préciser leurs pensées et d’inviter somme toute les intéressés à approfondir la question au moyen des outils et cadres de référence qui sont à leur portée (voir le lien pour en savoir plus sur le débat).

Ralph Jean-Baptiste, Philosophe

Paru le 27/12/2023

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