On est le vendredi 20 novembre 2023. Il est à peine 10h du matin. La grande salle de l’École Normale Supérieure de Port-au-Prince, sise à Canapé-vert, est déjà presque pleine. Professeurs et étudiants ont déjà pris place pour assister à un événement d'une grande importance. Il s'agit de la première soutenance de la promotion de philosophie 2018-2022 de l’ENS... Le jury, composé de trois membres dont l’ancien directeur des affaires académiques, en l'occurrence M. Bérard Cenatus (président du jury), le professeur Louis Rodrigue Thomas (lecteur critique) et le professeur Jean Waddimir Gustinvil (directeur de mémoire), sont au premier rang, en face d'un public qui, pour sa part, est fait d'étudiants et d'amis venus assister à cette soutenance qui marquera les esprits par sa clarté et son excellence.
L'étudiant en question est Shakespeare Émile, l'un des étudiants les plus brillants de sa promotion. Il a vingt minutes pour défendre son travail. L’aspirant philosophe s'est d'abord intéressé à la question de la vérité chez Friedrich Nietzsche… (lequel intérêt qu’a nourri chez lui le cours sur le philosophe allemand proposé par le professeur Odonel Pierre-Louis). Très vite, il allait comprendre que cet intérêt est passager et surtout dû à une incompréhension de sa part. Suite à cette "expérience ratée", son intérêt va se diriger du côté des théoriciens de l’École de Francfort, particulièrement la première génération représentée par Max Horkheimer et Théodor Adorno. La posture critique et le pessimisme de cette génération l’ont vite interpellé et lui ont permis de pousser assez loin ses propres réflexion et considérations philosophiques…
Cependant, le philosophe pense à partir d'un lieu, et ce lieu, quel qu'il soit, agit sur sa manière d'être au monde et sa façon de penser le monde. C’est ce que va trouver l'étudiant en philosophie, dans le climat de violence, d'insécurité généralisée que connait le pays depuis plusieurs années. Il est plus que nécessaire de chercher des réponses. Vient alors le cours d’introduction à la philosophie de Thomas Hobbes dans lequel le professeur Jean Waddimir Gustinvil s'est proposé d’initier ses étudiants au problème de la convertibilité et de la réversibilité de la violence. Il n’a pas tardé à manifester son intérêt pour la philosophie politique de Hobbes. Intérêt qu'il va pousser jusqu'au bout cette fois-ci en faisant le choix de travailler définitivement sur Thomas Hobbes.
Son travail s’est porté sur deux concepts fondamentaux chez le philosophe anglais : la paix et la souveraineté. Et formule ainsi son sujet : La paix civile et la souveraineté dans la philosophe politique de Thomas Hobbes et ses contemporains. Il s'est donné pour objectif "d'examiner le concept de paix civile et de la souveraineté dans la théorie politique de Thomas Hobbes et ses contemporains". Pour cela, il s'est d'abord intéressé "à la façon dont le concept de paix a été abordé par les philosophes dans les différentes périodes, de l’antiquité jusqu'à la modernité", s'abstenant de faire l'inventaire des différents traités signés par les nations suites aux différentes guerres pour aboutir à cet état d'équilibre et de sécurité qu'est la paix. Sa démarche est plutôt analytique. Dans un cadre réflexif, il s’attache à mettre en avant "les éléments qui peuvent nous permettre de penser la nature et la possibilité de la paix chez Hobbes" d'une part, et de l'autre à penser le concept de souveraineté nécessaire pour faire advenir la paix et la conserver.
Comme il l’a mentionné dans l'introduction de son mémoire, depuis très tôt dans l’histoire de la philosophie, le concept de paix a été très présent dans les réflexions. Par paix il faut entendre "un concept positif symbolisant un ordre, une certaine forme de concorde et d’harmonie" par opposition à la guerre qui, elle, traduit un état de déséquilibre, de chaos. De Aristote à Locke en passant par saint Augustin, on retrouve cette dimension positive associée à l'idée de paix. Cependant, avec Hobbes, on assiste à un renversement de cette tradition. En effet, "le natif de Malmesbury" rompt avec "cet élan de positivité" en donnant la primauté à la guerre. "Avec ce dernier, la paix ne sera plus le produit d'un ordre naturel, ni le produit d'un ordre divin, c'est quelque chose à construire’’. D’où par la suite, l'idée Hobbesienne de la paix qui est l'idée d'une "paix négative" et "mécanique", qui n'est pas de l'ordre transcendant et divin".
Ce travail de 80 pages est divisé en deux grands chapitres : Le paradoxe de l'état de nature dans la philosophie de Hobbes et "La paix civile" : Hobbes et ses contemporains, qui sont eux-mêmes subdivisés en plusieurs sections. Dans ces pages, le philosophe entend montrer le caractère fondamental de la philosophie politique de Hobbes axée sur une philosophie de la sécurité et de la liberté. En se basant sur trois textes fondamentaux de la philosophie de Hobbes à savoir Le Léviathan, Le citoyen ou les fondements de la politique et Les éléments de la loi naturelle et politique, il lui importe de : Montrer la question de la guerre dans son aspect anthropologique traitée par Thomas Hobbes dans sa conjecture de l'état de nature ; Montrer comment la paix, à l’avis de Hobbes, et certains modernes comme Locke et Jean Jacques Rousseau, est à construire et dont la préservation se fait par la souveraineté, que cette dernière permet de résoudre le problème de la guerre civile interne ; Montrer que l’État, tel que pensé par Hobbes, contrairement à l’idée qu’on se fait généralement de lui, par la présence de la double crainte, favorise la liberté, l’émancipation et la protection des individus ; Dégager le déplacement opéré par ces théoriciens de la souveraineté de la guerre civile du plan interne à la guerre entre les souverains, à partir de Kant dans Le traité de paix perpétuelle et Jürgen Habermas avec l’idée de société multiculturalisme.
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Durant ces quatre années d'études, Shakespeare s'est distingué auprès de ces professeurs par son sérieux sur le plan académique, sa curiosité intellectuelle et son acharnement comme le témoigne son encadreur. C'est donc sans surprise qu'on voit à la sortie de cette soutenance, le jury lui a attribué le titre de licencié en philosophie avec l'excellente note de 90.
27/10/2023
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