PORT OF GANSGTA’S PARADISE
Est-il vrai que les enfants des « territoires perdus » sont destinés à devenir des monstres ? C’est en tout cas l’une des questions de Port of A Prince.
Un film de JR Aristide, sorti le 13 février 2023
aux États-Unis, produit par Gilbert Mirambeau Jr,
qui nous demande de sortir nos mirettes afin de
saisir ce qui se trame dans cette ultime mise
en abîme fictionnelle de notre vécu contemporain.
Sélectionné aux Oscars (source FilmFreeway)
et produit pour environ 25 000 $ US avec une durée
de quinze minutes, générique inclus.
L’intrigue de Port of A Prince nous déballe
une histoire certes intéressante,
mais pas assez travaillée. Une histoire, où,
l’espace d’un cillement, le spectateur assiste
à un ensemble d’événements assez évocateurs
dans la vie d’un jeune garçon du nom de Tiyo,
un petit garçon de sept ou dix ans qui tente
de s’en sortir dans ce qu’il convient d’appeler
un territoire perdu.
Débutant par une succession de plans pas tout à fait raccords à l’arrière
d’une camionnette cherchant un point d’ancrage pour
nous introduire à ses personnages, Port of A Prince
déploie un propos face auquel on a de la peine
à s’émoustiller. La faute à une mise en scène qui
se prend un peu trop la tête à nous dire qu’ici
la criminalité agit comme une vulgaire boucle
temporelle. Un manquement au décorum qui fait
voler en éclat la subtilité de la démarche
parce que la dynamique du ton employée ici tire
vers une facilité très malvenue qui donne
au spectateur, dès le prologue, toute la
mesure de se dire que ce déjà-vu ne saurait
réinventer la roue. Vous l’aurez donc compris,
en à peine quelques plans et lignes de dialogues
poussifs qui n’impactent aucunement ses enjeux ;
le court-métrage part avec un sérieux handicap.
Avec cette ouverture chienlit, on est introduit
au personnage de Tiyo qui est, et on va le voir,
la plus grande réussite du film, malgré le fait
que le scénario nous ait obligés à fraîchement
déposer nos cerveaux face à une proposition
narrative frustrante, maladroite et
malheureusement hachée, présageant le
pire pour un drame plutôt gentillet dont
la force du propos ne se trouve nulle part
ailleurs que dans le jeu de son personnage principal.
Qui a tué le monde?
A WISE MAN CAN LEARN MORE FROM HIS ENEMIES THAN A FOOL FROM HIS FRIENDS
Avec toute la « caractérisation » d’un gamin de son âge,
il ne fait aucun doute que Tiyo, le personnage
principal du film, est un rebelle. Bien évidemment,
il est loin de celui qui s’en contrefiche de causer
de multiples fractures aiguës à deux guignols
le soir de Noël pour tenter d’expier sa rage
et un ras-le-bol familial. Tiyo est plutôt
ce rebelle qui fait confiance à la vie.
Le genre qui sait être patient et qui
ne sort de son mutisme que quand il est
nécessaire. C’est un rebelle qui écoute,
qui apprend. Et comme il le dit si bien,
il brille à l’école. Malgré le fait qu’entre
lui et l’expérience de l’instruction,
il y a ce capitalisme de plomb qui dicte sa loi.
C’est donc substantiellement par son jeu
que Tiyo nous laisse entrer dans sa tête
pour comprendre qu’il est, en définitive,
ce genre de rebelle capable de donner
du sens à cet aphorisme qui veut que
« le seul chemin vers l’avenir,
c’est ce que l’on décide de faire de son présent ».
S’il est peu probable que son jeu d’acteur aura du mal à convaincre plus d’un, la faute à un scénario décousu ; sa psychologie est quant à elle est plutôt bien construite. Elle arrive tant bien que mal à nous immerger dans ce monde qui s’étend sous nos yeux et qui ne va pas chercher loin pour confronter le spectateur à la dure réalité des ghettos, en lui balançant aisément à la figure l’une de ses scènes les plus prenantes. Une scène où tout semble être fait pour faciliter le récit de déchirer avec furie le silence et l’innocence de ce garçon par la mise en commun des discours de quelques excités verbeux de la fonction publique, régurgitant une loquacité protéiforme tout en trimballant une date de péremption qui carabistouille l’espoir des plus démunis. Une fringante entrée en matière qui fait songer au tout aussi clivant La Cité de Dieu, coréalisé par Fernando Meirelles et Kátia Lund. Clin d’œil oblige !
Petit exercice du matin pour se préparer à la venue des Kényans les garçons. Ok ? !
ALL MY VISIONS LEAD TO HORROR
Il faut se rendre à l’évidence que tout comme la plupart des enfants en marge de notre société à l’entropie inévitable, Tiyo n’a pas vraiment de mentor,
si ce n’est un grand-père dévoué, incarné ici par
Rolando Étienne. Excellent comédien dont on a
entre autres pu apprécier la prestation aboutie
dans le très bon Kafou de Bruno
Mourral, mais qui bizarrement se retrouve à fournir
ici le syndical minimum, à savoir
un (Obi-Wan Kenobi du pauvre), alors qu’une
épée de Damoclès vient poutrée l’audace d’exister
de son petit-fils par la nécessité de faire un choix
au moment où le vrai élément perturbateur de
l’intrigue force le jeune garçon à subir ce qui
s’apparente à une initiation gansgtérienne
emprunté au succulent Beast of No Nation
de Cary Joji Fukunaga. De cette initiation
dignement mise en scène, tel un contenu d’influenceur
n’ayant rien trouvé de mieux que de nous vendre
l’eau de son bain, il en résulte « un appel
à l’aventure » que le personnage brillamment
campé par Personna Wilensky va dans un premier
temps refuser, puis accepté, malgré
son désir de rester à l’école, de mener sa
petite vie tranquille dans un monde cruel qui
n’est définitivement pas fait pour lui. Ce qui
laissait déjà présager les conséquences dramatiques
d’un tel choix dans la relation d’amitié
qu’il entretient avec son ami. Car,
en contraignant Tiyo à mettre en pause
son envie de se projeter dans un avenir qui
s’enracine dans la quasi-omniprésence d’une
figure de violence incarnée par son grand frère,
lui-même ayant déjà franchi le rubicon et grand
orateur du gang des Dix pourcents
(rien à voir avec la très surcotée série française), le scénario choisit
d’ériger au plus vite son personnage le plus
complet en une sorte de martyr dont on s’en
serait passé. De cette construction en
tenailles narratives dans laquelle le
film croit plonger son public, en ressort dès
la fin du premier acte, un problème de continuité
dans le cheminement des conflits dramatiques. Car,
n’ayant pas une résolution correcte.
Il aurait très certainement fallu
au scénario de ne pas non plus chercher
à bizuter le spectateur, mais lui laisser
assez de liberté pour qu’il saisisse toute
la portée symbolique de la question qu’il
se posera une fois arrivé au climax :
« Comment une société s’y prend-elle pour
fabriquer ses propres monstres » ?
Alors, tu veux bien déjà me pardonner pour ce que je vais te faire vivre ?
IT’S NOT POSSIBLE. NO, IT’S NECESSARY
Petite parenthèse. C’est un fait qu’en Haïti, on sait à peu près toutes et tous raconter des histoires.
Mais dès qu’il s’agit de mettre par écrit une histoire
vouée à être portée par une bonne mise en scène,
des dialogues qui claquent et une direction
artistique impeccable, etc, l'on s'égare forcément. Ça, on ne sait
pas le faire. C’est dire à quel point nos
scénaristes et réalisateurs sont
pris dans des tenailles lacunaires brutalisant
la brutalisation de n’importe quel script
d’un étudiant en première année de scénario
en racontant des choses qui ne sauraient passer
à la postérité. Pourtant, il se trouve que
l’histoire que raconte Port of A Prince est
plutôt une excellente histoire qui, dans la durée,
fait écho à ce qu’endure réellement une grande
partie de la population haïtienne des territoires
définitivement perdus. Oui, c’est fait exprès!
Quand le projet Mbappé rencontre la réalité haïtienne
DIELECTRIC PERMITTIVITY WITHOUT SPOILERS
Si la narration peut paraître aux fraises dans l’ensemble, force est quand même de constater que les enjeux de Port of A Prince sont assez intéressants.
Pas très bien développés certes, mais tout de même
intéressants. Il faut aussi saluer le très bon casting
des deux jeunes garçons interprétés par Personna
Wilensky et Guerrier Giovanni qui apportent à eux
deux une bouffée d’air frais au film. Par contre,
on reprochera volontiers au scénario de ne pas
avoir pris assez son temps pour installer un vrai
effet de miroir entre les deux, en développant
un peu plus leur background dans l’idée
d’apporter un peu d’originalité au sein
de l’intrigue avant le grand basculement
vers cette résolution finale qui,
toutes proportions gardées,
a failli se reposer sur un monstrueux
deus ex machina concluant
le court-métrage, s’il n’y avait pas eu,
au tournant d’une scène clé, cette petite
ligne de dialogue : « Fè m konfyans,
m ap touye nenpòt moun ki ranse avè w ».
Que l’on va traduire par : « Aie confiance en moi,
je buterais n’importe qui croit pouvoir
se foutre de ta gueule ». Cette réplique,
bien qu’elle soit glaçante tout en ayant
juste ce qu’il faut de gravité pour faire
décarrer le premier malotru venu ou encore
de mettre en pagaille les esgourdes de certains ;
elle laisse le spectateur un peu dubitatif.
Car, mine de rien, elle pose ce problème
crucial qui est celui d’envoyer paître
la salvatrice technique narrative du show
don’t tell très cher à toute mise en scène.
Ce qui conduit à cet étrange effet de
cisaillement dans l’enjeu principal placé
en amont. Cet ajout probablement intempestif
empêche aussi à la mise en scène d’être pondérée.
Mais le scénario lague, alors qu’il aurait
pu subtilement rectifier le tir et amener
le spectateur à découvrir les conséquences
d’un tel propos en construisant un très bon
set up/pay off. CQFD. Et dans l’absolu,
un bon nivellement aurait facilité la
compréhension de cette dualité animant
ces cavaliers de l’apocalypse
(le gang des Dix pourcents)
ne reculant devant rien pour semer
un chaos si monstrueux que même les
« motivations » d’un Joker terrorisant
un Gotham feront plutôt penser à du pipi de chat.
Quand ta vie te fait mal parce que… Parce que
LOVE YOUR RAGE, NOT YOUR CAGE
Le scénario gagnerait en réalisme, s’il avait fait
le choix de développer ne serait-ce qu’un chouïa
tout ce lore sociologique qu’elle tente d’exploiter,
en y apportant son propre grain de sel pour
faciliter une meilleure digestion de cette
diégèse un peu bâclée. Parce que, même en ayant
à sa disposition un matériau de base très solide
en la figure des bandits et de leurs mouvances
de plus en plus invivables pour tout un chacun,
il se trouve que l’approche psychologique adoptée
par Port of A Prince pour questionner
les motivations de ces derniers s’apparente
beaucoup plus à une captatio benevolentiae
qu’à une bonne écriture cinématographique.
Cette (fausse) volonté d’aborder des thématiques
comme la violence des gangs, l’impunité ou
l’injustice sociale dans le regard innocent
d’un enfant est certes louable, cela n’aurait pas dû être broyé par cet aspect
pas si sombre et terre à terre de cette
intrigue principale qui n’arrive pas
à réellement convaincre et de cette mise
en scène en deçà de la qualité que le
film prétend nous proposer. Il se trouve que dans
le fond, cette production n’est que le vernis
d’un autre regard extérieur couvrant,
une fois n’est pas coutume, une véritable
histoire de courage sur fond d’amitié/trahison
pour aller se terminer sur une morale
on ne peut plus convenue sur le dépassement
de soi face au service de l’intérêt commun.
Un reproche que l’on peut aussi aisément
adresser à la direction d’acteurs qui
auraient quant à elle pu éviter les
quelques travers simiesques dans les
jeux de ses comédiens, qui ont probablement
de quoi pour porter ce récit.
Cette composante essentielle de la production
aurait pu effectuer un vrai travail dans
la caractérisation de ses personnages,
notamment ceux incarnés par le chef de
gang Pascale Joseph et son numéro deux, Edmond Erthon.
Autrement dit, la figure du bandit reste encore
insaisissable à ce stade. Ce qui rend tout aussi
regrettable de ne pas pouvoir porter à nu
les meurtrissures de cette matrice géographique
qui n’a de cesse de réinventer des bourreaux
qu’elle n’arrive pas à pourfendre de l’intérieur
Rare image pépère d’une famille dans un territoire perdu
REVENGE IS A DISH BEST SERVED COLD, BUT IT HAS TO TASTE GOOD TOO
S’il ne saurait exister un dieu jouant aux dés dans les quartiers les plus défavorisés de la capitale haïtienne où la réalité des gens qui y vivent est tout bonnement infernale, notamment celle des enfants qui sont systématiquement en proie à des violences perpétuelles, tandis que la société bien-pensante s’en fout royalement - le film de JR Aristide refuse malheureusement de choisir son camp. Et comme un vol d’étourneaux, il passe d’un référent à un autre, sans aucun vrai connecteur logique. On se demande si c’est dû au cahier de charge à remplir pour plaire aux festivals de films internationaux ou parce que de nos jours, de plus en plus de films lancent des questions auxquelles ils ne répondent tout simplement pas pour se donner une bonne conscience. Possible. Néanmoins, il se trouve que la subtilité narrative de Port of A Prince n’est pas du tout angoissante, déroutante voir ne serait-ce épique pour prendre le spectateur par les tripes, pour le faire s’enrager ou pleurer devant les images qu’elle propose.
Kevin McCallister face à un vrai faux truand made in Haiti
ME AND THE DEVIL WALKING SIDE BY SIDE
En refusant systématiquement de placer sa caméra à hauteur d’enfant, l’exercice visuel non assumé de Port of A Prince se retient en permanence de « fictionnaliser » ce monde cru. Ce qui implique que la porosité de cet univers filmique perd aussi son sens ludique, en ne nous laissant pas assez de temps pour nous imprégner de son cœur émotionnel et, dans une certaine mesure, de son processus de fabrication. De ce fait, il en résulte une sorte d’hybridité qui cloisonne le récit dans le cercle vicieux du déjà-vu, empêchant au scénario et la mise en scène de nous embarquer dans une suite de péripéties portées par des rapports d’échelle qui, collés à l’ensemble, auraient pu amener beaucoup plus d’angoisse dans l’intrigue et, ce faisant, nous faire vivre une bonne fable narrée à hauteur d’enfants.
Cela reste quand même une aberration de voir un film avec un tel potentiel visuel se rater et rater la ligne d’arrivée, quoiqu’il n’ait fait que piler l’esthétique de plusieurs œuvres du même genre. Et c’est aussi dommage de constater que la progression dramatique et son résultat final qui, malgré ses multiples prouesses techniques, peinent à sortir du caniveau symptomatique dans lequel l’intrigue s’engouffre en annulant la plupart de ses effets de style et de montage - puisque toute idée de proportion s’efface. En revanche, on doit reconnaître à Port of A Prince la bonté de nous laisser sur cette question frileuse : « Est-il vrai que tous les gosses des « territoires perdus » sont appelés à devenir des monstres » ?
Gaël Jean-Baptiste
Paru le 27/07/2024
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