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Misère de la littérature haïtienne (La théorie n'est point de la manne : elle n’est jamais tombée du ciel !)
Editorial

Pour reprendre une parodie d'un mot célèbre, faite par Antoine Compagnon dans son maître livre "Le démon de la théorie" , parlant de la misère théorique (en matière littéraire) de l'esprit français, encore à la fin de la décennie cinquante-soixante, et l'extrapoler, en substituant le substantif "Haïtien" à "Français", on dirait que les Haïtiens n'ont pas la tête théorique. Certes, songeant aux quelques écoles, ou mieux, aux quelques mouvements (de pensée) littéraires que les historiens de la littérature haïtienne ont pu dénombrer - partant des années 1804 et de 1836, où l'on assista à la naissance d'un nationalisme littéraire qui s'infléchit plus tard, soit vers 1860, en un mouvement patriotique, et passant par la génération de la ronde, à partir des années 1890, et avec elle tout le mouvement indigéniste qui naquit peu après le débarquement des troupes américaines en Haïti (Juillet 1915), à aujourd'hui, sans oublier bien sur la glorieuse génération dite de quarante-six, ainsi que le très redouté, donc toujours énigmatique spiralisme de Frankétienne - l'On, peu exigeant et tout borné comme il est toujours, pourrait trouver matière à s'enorgueillir et - prenant ses lacunes pour un trait d'esprit qui, dans son mode de penser propre, équivaudrait à de l'autorité - refuser toute pertinence à cette constatation parodique.

Mais on n'a ici que faire de ce que l'On pourrait dire, car, en vérité, lui non plus n'a que faire de la théorie littéraire. Il est bien sur poète, romancier, dramaturge, critique littéraire à ses heures, et naturellement tout cela lui suffit, tout cela suffit à la littérature qu'il fait. Il n'a donc point besoin de théorie. Celle-ci - en tant qu'effort de l'esprit pour rassembler, réunir ou placer le tout organique de ce dont elle est théorie autour d'un principe ou d'une grille unique d'intelligibilité - ne se doit-elle pas, ne serait-ce pour se déblayer le terrain..., de se faire critique des bases, valeurs et acquis de son domaine, donc l'éclater dans ses structures ? Et s'agissant de la littérature, la théorie - après en avoir procédé à l'émondage - est-elle forcée de la fixer, en en indiquant les invariants et le principe qui les définit, non point comme système clos dont seuls des supposés ayants droit en maîtriseraient les codes, mais ouvert plutôt à toute sensibilité... Alors l'On, esprit a-théorique et réfractaire à l'évolution des choses et des idées, pourrait se sentir gêné dans son élan totalitaire de Baron de notre littérature... Celle-ci étant, pour lui, en tout cas, comme la grande basilique dont il est, quant à lui (évidemment après sa consécration pas le sacro-saint l’Ailleurs) le Saint-Père — peut-on jamais y entrer sans avoir son approbation ? N'est-il pas investi du pouvoir, enfin se croit-il, de décider de la valeur des écrits (littéraires), des uns comme des autres ? N'est-il pas celui qui, toujours se croit-il, depuis sa tribune doit dire quelle œuvre est bonne et quelle ne l'est pas, quel écrit mérite sa consécration et quel il lui faut sacrifier, lorsque surtout celui-ci émane d'un tiers qui n'est ni de sa confession, ni même d'aucune confession du tout? En effet, point de littérature hors de sa chapelle. Autrement dit, n'a de valeur proprement littéraire que ce qu'il fait, lui, l'On le Magister, le sérénissime l'On. Tout le reste naturellement, n'ayant pas eu sa bénédiction, pour être des écrits mineurs ou médiocres, prétend-il, peut ou bien se bruler, ou bien se fixer dans les marges : en somme, tout le reste est voué à n'être jamais reconnu, c'est-à-dire à ne jamais exister. Et s'enquérait-on un instant de ses critères de valeur, l'On, tous ses larbins avec lui, crierait au sacrilège. Hérétiques serions-nous déjà. Et, en conséquence, nous serions bons pour le buché...

Telle est la misère de notre littérature ! Certes aujourd'hui foisonnante, mais théoriquement desséchée et anémique. Alors, qu'il n'ait pas encore eu dans nos études littéraires de prouesses théoriques, comme ce que - au siècle dernier - l'Europe ou les États-Unis, eurent à connaître, du formalisme russe, passant par les cercles pragois ou viennois et le new criticism anglo-saxon ou américain, à la nouvelle critique en France, cela n'a absolument rien d'étonnant. L'On (naturellement) ne se soucie point du tout de la question (du fondement) de la valeur littéraire des œuvres dites telles, encore moins de celle du principe qui les définit, les classe et les organise, de l’ordre qu’elles appellent ou supposent, ou encore de celle du Qui-les-écrit et du Pour-qui les écrit-il. Sans doute prend-il pour acquis ce qui se produit ailleurs de théorie littéraire : notre littérature n'est en aucune manière isolée des autres littératures, peut-il prétendre aujourd'hui, comme jadis il avait prétendu que celle-ci n'était qu'une branche détachée du vieux tronc gaulois ; fille (batarde) des littératures étrangères alors est-elle, autres et déracinées peuvent donc être, le plus simplement du monde, les bases théoriques et méthodologiques sur lesquelles se tient-elle. Car du vieux système de la versification classique au relâchement de l'écrit poétique, c'est-à-dire l'avènement de la prose poétique, tels que reçus de l'Ailleurs, l'On n'a fait que se conformer. Aussi, d'un Georges Sylvain, passant par Anthony Phelps, au dernier de nos poètes et écrivains d'aujourd'hui, dire que ce n'est là que de la gourme des frasques françaises ne serait point sans un brin de pertinence. L'Oncle ne l'avait-il pas, lui-même, entrevu, critiqué et nommé, à sa manière : bovarysme collectif ? L'homme (écrivain) haïtien n'est-il pas toujours perché sur le récif mitoyen entre la fuite et l'ancrage ?

L'Autre, en effet, est-il toujours, c'est-à-dire un étranger, sous son propre toit. Est-ce, sans doute, pour cela, entre autres choses, que toujours pointe-t-il l’Ailleurs, son l'horizon le plus familier... Ainsi à peine écrit-il quelque chose qu’il est déjà à chercher le moindre mot de consécration venant de l’Ailleurs. Mais enfin n'a-t-il pas raison, lorsqu'on connait le tribut réservé aux créateurs, rarissimes parmi tous, qui n’ont point encore partie liée avec ce dernier ? Ils sont tout bonnement tombés dans l’oubli, à peine naissent-ils pourtant, et qu’importe l’importance de leurs œuvres. Et lorsqu’enfin trouvent-ils grâce auprès de cet être extraordinairement démoniaque (c’est, pour eux, une quête de toute une vie), ils sont aussitôt placés pour ainsi dire dans la soit disant communauté, vus, appréciés, élevés au rang d’illustres créateurs qu’ils sont désormais (lors même que l’On ne se soit pas encore donné la peine de lire ne serait-ce que dix bonnes pages de leurs œuvres). Car l’On pense, et ce depuis toujours, que la valeur, même littéraire, hélas ! est nécessairement dans le dit de l’Ailleurs/depuis l’Ailleurs. Mais l’On ignore sans doute que toute valeur, même celle de l’Etre de l’Ailleurs que l’On vénère tant, est arbitraire, historique, inscrit dans un cadre épistémique donné (toute universalisable se veut-elle), et donc n’est en rien figée et définitive ; que ses propriétés épistémiques dépendent nécessairement des propriétés épistémiques du socle culturel/civilisationnel, des dispositifs philosophiques, scientifiques et esthétiques qui la justifient… l’On ignore naturellement que nos propres représentations culturelles portent déjà en elles des postulats pour des valeurs qui puissent nous aider à ennoblir la littérature haïtienne, en la relocalisant chez nous, de sorte qu’elle ne soit plus ce théâtre dont la scène est l’Ailleurs, de sorte qu’elle puisse, à partir de chez nous, s’ouvrir au monde. Des valeurs, certes toujours renouvelables et arc-boutées (pourquoi pas) sur un certain air du temps, inscrites dans un cadre paradigmatique certain, mais qui puissent fixer pour nous et pour le monde (comme interlocuteur) les critères de valeur de notre/la littérature.

Que, les distinctions exceptées, le comble de condescendance ! ce qu’il y a de poésie dans Jean D’Amérique, évidemment, entre mille autres, est déjà tout condensé, et ce en toute beauté, dans Jeudinéma, ou qu’à ce Tout langoureux qui n’a eu de cesse de bouger autour de moi, Le bel amour humain est une grande leçon, l’On ne voudra rien entendre, car le maitre mot avait déjà été dit depuis l’Ailleurs, voudra-t-il nous faire entendre, en pestant. Que l'On peste donc autant qu'il se sent encore de force pour le faire, cette momie acariâtre ! Les dés sont jetés : sa mise en terre (quelle libération pour lui, pourtant !), c'est maintenant !

Vivement la nouvelle vague/voix/voie !

Dom Pedro N. Theoney, écrivain


Notes et bibliographie

1. Antoine, Compagnon, “Le démon de la théorie” (Littérature et sens commun), Editions du Seuil, Paris, 1998.

2. Mouvement littéraire créé, en Haïti, vers 1965, par Frackétienne, René Philoctète et Jean Claude Fignolé, qui s’inspire de la théorie scientifique et philosophique de la spirale...

3. Sobriquet tiré de "Ainsi parla l'Oncle", paru en 1928, œuvre capitale de Jean Price-Mars, écrivain, théoricien et homme politique haïtien (1876-1969).

4. Price-Mars, Jean, Ainsi parla l'Oncle, Port-au-Prince, 1928.

5. Allusion à l'essai de Yanick Lahens sur l'exil, "Entre l'encrage et la fuite, l'écrivain haïtien", éd. Henri Deschamps, Port-au-Prince, 1990.

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