À la question Pourquoi écrire qu’il se pose et qui d’ailleurs ouvre le second chapitre de son livre “Qu’est-ce que la littérature ? ”, Sartre répond en disant que l’un des principaux motifs de la création artistique est certainement le besoin de nous sentir essentiels par rapport au monde . Et cela vaut, je pense, pour tout autre sphère d’activité que le champ littéraire ou celui de l’art. Car ce que l’on fait dans la vie, en définitive, (et ce peu importe ce que c’est) n’a pour soi de sens qu’à travers le regard de l’autre, c’est-à-dire qu’à partir du moment où, par tout un jeu complexe de relations, l’autre y met du sien, soit en y reconnaissant de la valeur, soit en en niant toute qualité et pertinence. C’est cette rencontre ou ce choc nécessaire avec l’autre qui en dernière instance parachève pour ainsi dire son œuvre propre. Comme quoi le devenir être plein ou total de son œuvre ou de son être propre n’est en rien pensable sans son corrélat qu’est l’autre qui, dans ce rapport, est lui investi d’un vieux pouvoir normatif et décisionnel.
Ainsi en est-il de l’œuvre littéraire, qui est toujours en train de se faire et placé dans au moins une double détermination... Et l’être-produit de l’œuvre, quand finalement ou enfin est-il, reflète une dynamique processuelle de création qui va, entre autres, de l’auteur à l’éditeur, puis au lecteur. Autrement dit, l’œuvre telle qu’elle est ou telle qu’on la connait n’est jamais déjà là et n’est jamais déjà toute faite par l’auteur. Ce qui de lui arrive jusque vers l’éditeur sous forme manuscrite n’est souvent qu’une mince partie de l’œuvre, le point de départ du devenir œuvre de l’œuvre, faite de trous, d’écailles et de scories ou d’impuretés que l’éditeur doit s’atteler à enlever, s’il y perçoit ou y entrevoit néanmoins de l’intérêt, ou l’œuvre à faire. Et à partir de là s’ouvre autour du devenir œuvre de l’œuvre tout un jeu de correspondance entre l’éditeur et l’auteur qui souvent n’est pas sans gêner ce dernier, tout plein de lui-même et tout confortable dans son statut de démiurge. Car, pour lui, et du fait de la mystique même de son être-auteur (pourtant encore sans réalité effective), son œuvre (qui à proprement parler n’en est pas encore une ou qui probablement n’en sera jamais une) est toute déjà achevée au moment où il y a apporté le point final. Et c’est lui taper l’ego, que d’intervenir dans son écriture pour lui demander de renoncer par exemple à un passage voire une scène, lui suggérer de revoir la structure d’une ou plusieurs phrases, d’en supprimer une ou en reformuler d’autres, rendre la langue ou le propos plus fluide, retravailler un personnage, etc. Il y est attaché comme Zeus le fut à l’Olympe et à la Foudre. Et, comme Zeus était tout disposé à punir et en découdre avec quiconque, à l’instar de Prométhée, eut touché aux symboles de sa grandeur, lui aussi ne supporte pas qu’on touche à ce qui de son être-auteur en constitue l’essence, c’est-à-dire ce (l’œuvre) par quoi peut-il prétendre au statut-d’auteur, de créateur et, donc par extension, d’immortel… Mais — encore comme Zeus, soumis à l’Avenir qu’il ne maîtrisait point, dut positivement s’en remettre au Titan philanthrope martyr-dérobeur de son feu — il doit quant à lui, si tant est que veut-il réussir son œuvre et la soumettre à une exploitation entre autres commerciale, se fier à l’éditeur (faiseur, certes avec lui, de l’œuvre à venir) qui, lui, est mu par une grande volonté, parmi toutes, de travailler avec l’auteur (que fabrique-t-il, souvent) à l’aboutissement de l’œuvre.
Mais alors, demandera-t-on, sans doute, qu’est-ce qui, ayant finalement fait du manuscrit une œuvre (littéraire) en tant que telle, n’y était cependant pas encore avant le geste éditorial ? Autrement dit, comment ce mouvement accoucheur de l’œuvre, qui va de l’éditeur à l’auteur et inversement de l’auteur à l’éditeur, s’est-il opéré ?
L’éditeur, c’est d’abord un lecteur. Un lecteur passionné, mais prévenant et bien avisé : guidé certes par la ligne éditoriale de sa maison, il entre cependant dans les manuscrits sans a priori, il ne les préjuge pas. Car ce qui dans ceux-ci doit lui plaire et lui faire prendre de l’envie de les pousser jusqu’au bout, n’est paradoxalement pas tout déjà-là. Il ne le connait pas distinctement. Car il n’existe pas de formule ou de forme fixe passe-partout d’où l’on plongerait son manuscrit pour y faire sortir de l’œuvre. Mais le peut-il sentir (pour l’avoir déjà vu, déjà rencontré et côtoyé, naturellement sous moultes formes, dans les œuvres les plus importantes de la littérature mondiale), ce petit point brillant quand enfin il y est : soupçon (singulier) de beauté, indice de vérité universelle... Et c’est justement ce petit point brillant à chaque fois singulier de l’universel que toujours cherche-t-il dans les manuscrits, qui lui en fait préférer un plus que tout autre, lui fait signer tel auteur et non pas tel autre, et que va-t-il nourrir — avec forces suggestions, conseils voire recommandations qu’adressera-t-il à l’auteur — pour insuffler finalement l’existence à l’œuvre.
Cependant, il peut lui arriver de l’ignorer, de ne pas le remarquer, tant peut-il être faible voire proche du négligeable, ce petit point brillant sur lequel doit-il souffler... alors l’on comprend bien que des chefs-d’œuvre peuvent lui passer sous la main, comme J. K Rowling (l'auteure de la saga Harry Potter) qui deviendra, une fois publiée, après environ une dizaine de refus, l'incroyable phénomène de société que l'on connaît, ou de Jean-Paul Sartre que la maison Gallimard avait refusé en deux fois , et ce, malgré « l’intermédiaire d’un ami et condisciple de Normale sup’ Paul Nizan, qui avait alors déjà publié un roman chez Gallimard » ; on peut même supposer qu’on l’aurait encore longtemps refusé, s’il n’avait pas fait jouer ses plus hautes relations, en faisant appel à ce vieil ami de l’éditeur : Charles Dullin. Et lors même qu’il fut enfin accepté, il dut se plier à la volonté de l’éditeur de supprimer le titre initial « affreux », « pas du tout vendeur » Melancholia de ce premier roman et « de le remplacer par La Nausée, tellement plus évident, facile à mémoriser et à prononcer dans une librairie » , ou encore de Marcel Proust qui, refusé par l’édition de la NRF , consentit à publier ailleurs, à compte d’auteur, sous le titre de Du côté de chez Swann, le premier volume de A la recherche du temps perdu… mais qu’après, ayant vu l’importance d’une œuvre qu’ils ont, par méprise, laissé leur échapper, André Gide — qui avait jugé que ce livre tout plein de Duchesse n’était pas fait pour leur groupe — avait fait son mea culpa, en écrivant à Proust ; puis, Gaston Gallimard, lui, se rendit personnellement chez ce dernier, s’excusa et lui proposa de racheter les droits, le débaucher chez Grasset et le récupérer…
Mais, ces erreurs de jugement, compréhensibles, naturellement, l’éditeur se doit de les éviter. Car lorsqu’ils se produisent il s’en remet péniblement. Aussi se fait-il plus entreprenant qu’il n’est déjà, joue d’influences pour trouver les meilleurs livres… et toujours en quête de nouvelles plumes talentueuses, de « jeunes auteurs qui tiendront les promesses de leurs premiers livres », il ne lésine pas sur les moyens, quitte à dépenser une fortune, à l’instar de Gaston Gallimard qui, devenu l’éditeur de Marcel Proust, avait racheté tout ce qui restait d’exemplaires de Du côté de chez Swann à Bernard Grasset, afin d’en avoir le droit exclusif … Il est redoutable en affaires. Et, comme tout bon commerçant, car c’est aussi (voire surtout, pourquoi pas ?) ce qu’il est, parie-t-il sur l’avenir : il veut la prospérité. Il met en œuvre les meilleures campagnes et stratégies littéraires pour le bien de ses auteurs, pour qu’ils soient vendus, reconnus, reçus et salués de partout… Mais encore, de l’avenir d’un livre, comment peut-il en préjuger ? Comment sait-il que ce manuscrit d’une personne que souvent il ne connaissait pas avant, mais qui l’a seulement plu, lui, va être lu et aimé de tous, ou presque, et donc devenir un grand livre ? Mais à cela une réponse : il ne le sait pas. Ce qu’il sait : c’est qu’il a le flair, une bonne intuition ; ce qu’il sait encore : que ce petit point brillant qu’il entrevoit dans ce manuscrit (qu’il est peut-être encore le seul apercevoir), il doit en faire un Feu tout grand, il doit s’y investir, investir ce qu’il est, ce qu’il a, donc tout, pour y faire éclore tout l’amour du monde qu’il couve sourdement, enfin pour faire de ce petit être tout frêle, un vigoureux cri, un vibrant appel adressé au monde...
Les voilà, les chemins (ils ne sont pas déjà tout tracés) que fait-il prendre au manuscrit !
1. Sartre J.-P., `Qu’est-ce que la littérature ?, Paris, Gallimard, 1948.
2. Auteur de fiction, en général.
3. Ibid. p. 46.
4 Pierre Assouline, Gaston Gallimard. Un demi-siècle d’édition française, 3ème éd., Paris, Editions Gallimard, 2006, p. 348.
5. Ibid.
6. La Nouvelle Revue française, fondée vers la fin de l’année 1908 par André Gide, Marcel Drouin, Henri Vangeon, André Ruyters,, Jacques Copeau et Jean Schlumberger, qui vont charger Gaston Gallimard de gérer le Comptoir d’édition NRF qu’ils intègrent dans les activités de la revue... Ibidem, pp. 50-54.
7. Idid. Pp. 77, 79.
8. Ibid. p. 124.
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