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Lecture critique de La technique et la science comme « idéologie » de Jürgen Habermas

D’entrée de jeu, il faut dire que Jürgen Habermas est parmi les derniers philosophes de l’Ecole de Francfort, cette grande institution de recherche néo-marxiste qui a été créée dans la première moitié du XXème siècle en vue de diagnostiquer les différentes pathologies de la modernité occidentale. Il est un héritier direct de Max Horkheimer et de Théodore Adorno qui ont été, en principe, les premiers penseurs dans la tradition allemande à avoir réfléchi en profondeur sur la crise de la civilisation européenne dans le contexte de la grande guerre, en mobilisant, bien sûr, la philosophie de Karl Marx. Dans ce cas, on peut dire que Jürgen Habermas est à la fois un héritier et un continuateur de ces théoriciens qui ont réussi à mettre en œuvre un projet de recherche interdisciplinaire en vue de comprendre les maux de leurs temps et surtout d’expliquer pourquoi la révolution n’a pas eu lieu comme prévue par le marxisme orthodoxe. Habermas a choisi de penser avec et contre ses prédécesseurs francfortois qui s’étaient débouchés sur ce que nous pouvons appeler ici un « pessimisme théorique ». Puisque, après maintes réflexions, ils n’ont pas pu trouver de remèdes à la « crise perpétuelle » de l’économie libérale qui a plongé une grande partie de la population mondiale dans la souffrance la plus abjecte. Habermas qui a voulu donner de l’espoir, a commencé là où ces philosophes s’étaient arrêtés en restant, bien entendu, dans la voie qui a été tracée. Habermas a rédigé un ensemble d’ouvrages dans lesquels il a repris certaines préoccupations de Horkheimer, d’Adorno et de plusieurs autres penseurs de l’Ecole de Francfort.

En effet, dans La technique et la science comme « idéologie », rédigée en allemand en 1968 et paru en langue française en 1973 chez les éditions Gallimard grâce à une traduction et une très longue préface du philosophe Jean René Ladmiral, Habermas s’était proposé de réfléchir sur une problématique qu’on retrouvait déjà sous la plume des deux grands penseurs cités ci-dessus dans La dialectique de la raison de 1944. Cette préoccupation commune n’est autre que le problème de la science et de la technique dans les sociétés capitalistes. A mon avis, le problème se pose, chez lui, de cette manière dans le texte en question : la science et la technique sont-elles vraiment un instrument de libération, tel que les philosophes des Lumières l’avaient postulé ou apportent-elles une contribution dans cette entreprise de domination, d’exploitation et d’aliénation mise en œuvre dans l’économie libérale ? Dans La technique et la science comme « idéologie », Jürgen Habermas se demande si la science et la technique dans les sociétés capitalistes constituent une source d’enrichissement et de bonheur ou des outils que nous avons entre nos mains qui participent à notre dépérissement. C’est-à-dire, une source de malheurs.

Ces interrogations doivent être formulées d’une manière beaucoup plus radicale afin de rester dans l’esprit de la thèse développée par Habermas : la science et la technique ne sont-elles pas ce qui doit nous émanciper des différentes contraintes de la vie ? Affectées, contrôlées cependant par l’économie libérale qui conçoit les rapports sociaux exclusivement en termes de calculs n’en vient-il pas au contraire à sacrifier les humains dans l’intérêt des grands maitres du monde pour parler comme Jean Zigler ? Mais alors ne peut-on pas sortir la technique et la science sous le contrôle de l’économie libérale pour arriver à penser simultanément connaissance et liberté humaine, savoir technique et émancipation de tous ?

Partant de ces questions fondamentales dans ce travail de réflexion sur ces deux activités humaines, Habermas a commencé son raisonnement par une critique radicale de ce que Jean René Ladmiral appelle le technicisme et de la tradition positiviste qui a cette fâcheuse tendance à vouloir expliquer les faits sociaux en utilisant la grille théorique et méthodologique proposée par des sciences appliquées telles que : la chimie, la physique et les mathématiques, pour ne citer que celles-là. Or, selon Habermas les sciences nomologiques, que nous venons de mentionner, qui doivent expliquer les lois de la nature diffèrent grandement des sciences praxéo-hermeneuniques qui ont la responsabilité de nous faire comprendre le monde social. Dans la préface qu’il a proposée, Jean René Ladmiral écrit à la suite de Jürgen Habermas que « Le positivisme est cette façon d’hypostasier la science au point d’en faire comme l’équivalent d’une nouvelle foi, donnant réponse à tout. Le technicisme aboutit à faire en quelque sorte fonctionner le savoir scientifique et plus encore la technique, qui en est l’application, en tant que idéologie et à en attendre des solutions pour la totalité des problèmes qui se posent » (p.6).

Dans ce passage, on peut dire que Ladmiral a fait d’une pierre plusieurs coups. Il a clarifié les concepts en question tout en reprenant la critique du positivisme faite par Habermas qui est beaucoup plus systématisée dans Connaissance et Intérêt. Par ailleurs, cette clarification conceptuelle nous permet de dire qu’il existe, dans la pensée de l’auteur de La technique et la science comme « idéologie », une relation étroite entre le positivisme et le scientisme qui consiste en cette tendance à vouloir tout expliquer par la science. Selon les adeptes de cette croyance qui se ressemblent grandement à n’importe quel chrétien qui croit qu’on peut tout expliquer par la Bible, rien ne doit échapper à la science qui devient, à ce moment, une religion au même titre que les autres.

Ces positivistes-scientistes, reprenant l’hypothèse soutenue par Galilée et plusieurs autres scientifiques selon laquelle le monde est écrit en langage mathématique, croient fermement qu’ils pourraient tout expliquer en recourant à la méthode de la physique moderne. On se rappelle de la position adoptée par Emile Durkheim dans Les règles de la méthode sociologique reprise par tout un ensemble de sociologues qui consiste à dire qu’il faut « analyser les faits sociaux comme des choses ». En Haïti, dans les facultés des sciences humaines notamment, il y a la prédominance de ce geste théorique. Certains étudiants et professeurs ont tendance à dire naïvement dans les débats publics qu’ils n’ont pas à prendre de position. Selon eux, ils ont seulement comme devoir de mettre en évidence le mécanisme des lois sociales. Malgré le fait de ne pas se positionner pourrait être considéré en un certain sens comme une position. Ils adopteraient ce que Max Weber appelle dans Le savant et le politique une sorte de neutralité axiologique. Dans l’histoire des idées, on retrouve cet élan même dans certains travaux de philosophes notamment celui de Thomas Hobbes dans son Léviathan dans lequel il a essayé d’appliquer la méthode de la physique naissante à sa philosophie politique. (Les principes de la science selon Hobbes, Martine Pécharman). Il faut dire que ce choix théorique et méthodologique « s’apparenterait à un médecin qui veut traiter son patient qui a du sang et de la chair de la même manière qu’un mécanicien essaie de réparer une automobile, objet qui est dépourvue de sensibilité » (Saintyl Shelton, Etat et sécurité publique en Haïti, p.28).

Or, souvent, ces théoriciens sont en butte à un ensemble d’interrogations importantes qu’ils ne sont pas en mesure d’aborder d’un point de vue scientifique et d’apporter des réponses satisfaisantes. Les disciplines scientifiques ne leurs permettent malheureusement pas de répondre à un ensemble d’interrogations qui ont des conséquences sur le plan éthico-politique que certains philosophes appellent des questions existentielles et fondamentales, telles que : D’où venons-nous ? Pourquoi l’homme existe dans l’univers ? Quel sens donné à sa vie ? Y-a-t-il une vie après la mort ? L’homme est-il exclusivement un être de sang et de chair ou a-t-il également une dimension spirituelle ? Doit-on légaliser l’avortement ? Quel devrait être le but de l’Ecole dans une société ? Qu’est-ce qu’on devrait faire pour bien faire ? Qu’est-ce que la justice ? Qu’est-ce qu’être libre dans une communauté politique ? Qu’est-ce qu’une éducation réussie ? Doit-on former l’individu pour lui-même ou pour la société dans laquelle il évolue ? Comment doit-on organiser la société pour arriver à la paix sociale ? Qu’est-ce qu’une vie bonne ? La complexité de ces questions fondamentales nous montre la limite de ceux et de celles qui ont une foi aveugle dans la science et qui pensent qu’on pourrait tout expliquer en recourant à des calculs mathématiques. La science doit nous aider à comprendre ce qui est (sens) dans une certaine mesure, mais le devoir-être (solen) échappe à son investigation. D’ailleurs, on peut se contenter de fonder le devoir-être sur ce qui existe dans la réalité (Jean-Jacques Rousseau, Contrat social).

Par ailleurs, dans le passage que nous avons cité ci-dessus, riche sur le plan heuristique, il y a une critique de la technique qui cherche à résoudre tous les problèmes humains en cherchant à appliquer les connaissances scientifiques dans les domaines les plus variés. En rapport à ce qui vient d’être dit, on en vient plus précisément à une critique beaucoup plus globale de la modernité occidentale, dit-on, qui n’a pas tenue sa promesse. Dans La technique et la science comme « idéologie », Habermas a essayé de mettre en tension le progrès scientifique et technique à l’époque moderne avec la problématique de l’émancipation du genre humain qui constitue le fil d’Ariane de la philosophie sociale de l’Ecole de Francfort. Ce texte nous met en présence d’une épistémologie politique ou d’une épistémologie critique qui a des conséquences sociales et politiques.

En effet, dès l’introduction de La technique et la science comme « idéologie », Jürgen Habermas a entrepris de discuter la thèse proposée par Herbert Marcuse selon laquelle la science et la technique se retournent contre les humains. Avec l’avènement de la science et la technique, les modernes auraient ouvert la boite de Pandore. Ce point de vue présuppose un rejet du projet des penseurs du siècle des Lumières. Marcuse a postulé qu’en lieu et place d’un véritable progrès la science moderne nous installe dans une espèce de misère. Il y aurait beaucoup plus de regret et de désespoir que de développement social et politique avec l’avènement de la modernité. Selon Habermas « Dès 1956, dans un tout autre contexte, Marcuse avait souligné ce phénomène particulier qui veut que dans les sociétés capitalistes industriellement développées la domination tende à perdre son caractère d’exploitation et de répression pour devenir « rationnelle », sans que la domination politique disparaisse » (p.6).

Qu’est-ce que cela signifie au juste, le fait de rendre la domination et l’exploitation « rationnelle » dans une communauté politique ? Est-il possible de rationnaliser la domination de l’homme par l’homme ? Il semble que le fragment ci-dessus, nous met en face d’un paradoxe. Et pourtant. Il me semble que Marcuse a utilisé le concept de rationalité dans le sens de la légitimation ou de la fondation pour être beaucoup plus clair. Contrairement à Rousseau, qui a montré dans Le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes par quelle vaine cérémonie les riches étaient arrivés à fonder en droit l’inégalité sociale après l’avènement de la propriété, Herbert Marcuse parvient à mettre à nu dans ses travaux comment on était arrivé à légitimer la domination des gens dans les sociétés capitalistes en recourant à la science et à la technique.

Cette hypothèse de travail, que nous trouvons très audacieuse, existait déjà sous une forme dégradée chez Rousseau du Discours sur les sciences et les arts, texte dans lequel il a soutenu la position qui consiste à dire que ‘‘progrès au niveau de la connaissance’’ et ‘‘dépravation morale’’ vont de pair. Bref, chez Herbert Marcuse, il y a toute une critique de cette légitimation de la domination en vigueur dans l’économie capitaliste. On est passé du hard au soft power. La domination est donc devenue beaucoup plus difficile à combattre.

Jürgen Habermas souscrit à cette idée, tout en la critiquant. Il ne rejette pas totalement la thèse soutenue par Herbert Marcuse. Son travail s’inscrit dans une perspective de dépassement pour reprendre ce concept hégélien ; une sorte de différence dans la répétition pour dire comme Deleuze. Il voulait seulement montrer l’insuffisance et les lacunes de la thèse marcusienne sur le problème de la connaissance à l’époque moderne. Car, selon l’auteur de La technique et la science comme « idéologie », le point de vue de Marcuse n’est pas suffisamment dialectique et cette idée avancée par son prédécesseur à l’Ecole de Francfort aurait un enjeu qu’il ne peut pas accepter pour ses conséquences sur le plan politique et sur le plan théorique. Quel est cet enjeu ? Selon Habermas, en voulant démontrer la pertinence de la thèse de la domination technique et scientifique sur le plan sociologique et philosophique de manière radicale, cela avait conduit Marcuse en même temps à la tentation d’une science nouvelle. Dans la mesure où, selon Marcuse, l’émancipation que nous rêvons nécessiterait la mise en place d’une nouvelle science. Il devait y avoir un changement total dans la façon de faire la science. Il semble qu’on ne peut pas faire une utilisation positive de cette dernière.

Puisque la science moderne aurait été contaminée par des intérêts de l’économie capitaliste rien de bon n’était possible avec elle. Marcuse ne se demande pas s’il n’y a pas de possibilité de comparer la science moderne avec les deux faces de Janus, ce personnage ayant une face positive et une face négative. C’est-à-dire, il ne la considère même pas comme une arme à double tranchant. Selon Habermas, Marcuse ne voyait pas la possibilité de reformer, de réorienter, disons de sortir la science et la technique de la domination capitaliste pour qu’elles ne soient plus au service du capital, mais au service de l’humain.

Le projet de Jürgen Habermas était de faire voir l’impossibilité de la naissance de cette nouvelle science préconisée par Marcuse. « Mon intention n’est ici que d’attirer l’attention sur une certaine ambiguïté qui se manifeste chez Marcuse lui-même», écrit Habermas (p.10). Selon ce dernier, tout ne serait pas perdu contrairement à ce qui a été imaginé par l’auteur de L’homme unidimensionnel.

Il voit en la tentation d’une science nouvelle chez Marcuse les germes de la mystique juive qui postule la venue prochaine d’un être supérieure en vue de régénérer le monde, de le sortir définitivement sous la domination de Satan. Cette science nouvelle serait, selon Habermas, la version profane de Dieu qui a la responsabilité de sauver l’humanité du péché originel. La position de Marcuse étant restituée dans La technique et la science comme « idéologie », Habermas allait poser la question de l’émancipation en rapport à la science moderne d’un point de vue original. Il se demande, de son coté, comment réorienter la technique et la science pour qu’elles ne soient plus un danger pour l’humanité.

Mais avant de montrer comment Habermas a répondu à cette question, voyons certains effets néfastes de la science sur notre existence et les points de convergences entre les deux philosophes. En effet, au lieu de les contrôler, les objets techniques nous instrumentalisent. Ils ont des conséquences désastreuses sur notre vie de tous les jours, selon Marcuse et Habermas. Par exemple, chaque matin nous nous réveillons, avant même de nous brosser les dents et de nous laver, en courant vers nos téléphones afin de voir ce qui se passe sur le net. Les gens sont tellement aliénés que souvent ils paraissent comme vidés de leur être le plus profond, tant ils ont l’air perdus, et malades, quand leurs portables sont déchargés. Les fausses nouvelles nous assaillent. Aujourd’hui, les films pornographiques deviennent beaucoup plus accessibles à nos enfants qu’il y a vingt ans... Et l’avènement des Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication (NTIC) fait que les jeunes lisent de moins en moins, selon plusieurs recherches. Ils passent beaucoup plus de temps devant des écrans que dans des bibliothèques qui sont des espaces de formation de la pensée critique. Les médias de masse nous mettent constamment en présence du sexe, du sport, du sang et du scandale, pour reprendre la théorie des 4s développée par Claude Paris et Yves Bastarache. Puisque nous sommes toujours occupés, nous n’avons plus de temps pour réfléchir sur les grands problèmes de notre existence.

Nous sommes instrumentalisés par un ensemble d’objets techniques que nous avons créés en vue de faciliter notre confort. Aujourd’hui, les études révèlent une carence en matière de liens sociaux. Qu’est-ce qui nous lie actuellement ? Les gens sont de plus en plus atomisés, nous apprend Zygmunt Bauman dans La vie liquide. Nous pouvons être dans un espace pendant des heures sans se parler, parce que chaque personne s’occupe de ses gadgets. Les effets directs de la technologie sur les rapports interindividuels sont devenus beaucoup plus palpables. Il y a une espèce de fragilisation de la vie humaine. Les maladies dues à l’installation des appareils notamment des antennes paraboliques augmentent de plus en plus ; les accidents de la circulation causés par l’utilisation de téléphones au volant et la dépravation de la jeunesse s’accroissent. Il y a aussi les catastrophes écologiques causées par l’industrialisation de l’économie qui nous empêchent de vivre dans un environnement viable et vivable, et qui font des milliers de morts chaque année.

Par ailleurs, l’historien haïtien contemporain Vertus Saint-Louis vient de montrer, dans un ouvrage monumental, le rapport existant entre l’entreprise coloniale mise en œuvre par les européens entre le XVème et le XVIIIème siècle et l’avènement des sciences modernes. Selon Vertus « la croissance de la science moderne est allée main dans la main avec l’expansion outre-mer de l’Europe » (Vertus Saint-Louis, Sciences et outre-mer, p.16). D’un autre côté, Yves Lacoste nous a appris depuis très longtemps que la géographie ça sert d’abord à faire la guerre.

Grace à la science et la technologie qui nous ont permis de fabriquer des bombes nucléaires, aujourd’hui, nous avons la possibilité de détruire cette civilisation vieille pourtant de plusieurs milliers d’années. On se rappelle la question posée par Hannah Arendt dans Qu’est-ce que la politique ? Elle se demandait si la politique a encore un sens lorsque nous avons la possibilité de tout détruire en un clin d’œil. Avec le progrès au niveau des sciences et la technique, il semble que nous avons perdu le pouvoir sur nous-même et sur les choses qui nous entourent. Le projet de Descartes qui consiste à nous rendre « comme maîtres et possesseurs de la nature » n’a presqu’aucun sens actuellement. Car, « dans les systèmes homme-machine, précise Habermas, c’est finalement la machine qui a le dessus, il y a comme un renversement au terme duquel les instructions du programme sont dictées par la machine » (p.15). Dans ce cas, il y a toute une récusation de cette idée selon laquelle « Grace à l’extension des domaines de la rationalité scientifique et technique, les sujets humains se trouvent remis en possession de la liberté qui les définit et ils accèdent au bien-être » (p.15).

Dans ce cas, il y a toute une récusation de cette idée selon laquelle « Grace à l’extension des domaines de la rationalité scientifique et technique, les sujets humains se trouvent remis en possession de la liberté qui les définit et ils accèdent au bien-être » (p.15).

Par ailleurs, Habermas estime qu’il y a effectivement une tendance dans les sociétés capitalistes à donner tout le pouvoir politique à des experts, au détriment de la classe des prolétaires. On passe de plus en plus de la démocratie à la technocratie. Car, ce sont les techniciens et les scientifiques qui disent voilà ce qu’on doit faire en prenant en considération, bien entendu, les intérêts des patrons qui ne cherchent que l’augmentation de leurs profits même quand les gens manquent du nécessaire. Puisque la démocratie est remplacée par la technocratie, la liberté individuelle devient un vœu pieux. Les gens ont le sentiment qu’ils sont libres, autonomes pendant qu’ils sont largement contrôlés. Ils subissent purement et simplement des décisions adoptées par des gens qui sont généralement subordonnés à l’intérêt du capital : les compétents (Jacques Bidet, L’écologie du commun du peuple). Les individus ne sont plus des sujets, mais des objets de la politique et de l’économique. Ils doivent consommer les marchandises produites par le marché et intérioriser les choix des décideurs qui s’intéressent beaucoup plus à ce que disent les experts qu’à la volonté populaire (Jean Baudriard, La société de consommation).

« Une dépolitisation de la grande masse de la population et une détérioration de ce qui faisait l’opinion publique politique, voilà deux éléments qui font partie intégrante d’un système de domination tendant à exclure de la discussion publique les problèmes de la pratique », écrit Habermas (123).

Cette dépolitisation de la population est due par la scientifisation de la politique et la politisation de la science et de la technique. On le sait depuis longtemps, aux États-Unis, l’armée et les centres universitaires travaillent de concert. Ladmiral nous apprend qu’aux États-Unis le ministère de la Défense et la N.A.S.A sont les deux plus importants commanditaires en matière de recherche scientifique. Il y a actuellement un mariage entre science-technique-industrie-armée-administration. La science et la politique entretiennent un rapport étroit dans l’économie capitaliste. Les deux se mettent ensemble pour arriver à réduire le plus que possible l’influence du prolétariat qui serait en principe, dans le marxisme orthodoxe, le véritable sujet de l’histoire.

Dans La technique et la science comme « idéologie», Habermas a révisé cette hypothèse. Car, selon lui, l’économie libérale n’a plus à sa base le travail salarié. C’est-à-dire, le travail effectué par la classe prolétarienne. « Après quelques autres, J. Habermas en tire la conséquence que la théorie marxiste de la valeur-travail devra faire l’objet d’une révision, car, c’est le travail intellectuel (qu’on pourra dire, en franglais, plus ou moins « sophistiqué ») qui est maintenant à la base effective de notre économie », écrit Lamiral à la suite de Jürgen Habermas. (p.9).

La science et la technique diminuent l’importance de la force de travail des prolétaires dans les industries. On tente même de la remplacer par des appareils techniques notamment des robots qui seraient beaucoup plus performants. Ce qui crée beaucoup plus de chômage dans nos sociétés modernes. Parallèlement, avec le développement des sciences humaines, notamment les recherches réalisées en psychologie sociale, on dispose d’un ensemble de connaissances qui permettent aux capitalistes de manipuler, disons de fabriquer le consentement des gens, pour reprendre en partie le titre d’un ouvrage du linguiste et philosophe américain N. Chomsky. Les gens se transformeraient en des jouets entre les mains des scientifiques et des capitalistes avec le développement des sciences humaines qui ont montré ce qu’on pourrait faire pour avoir le contrôle total des individus. Dans cette perspective Jean René Ladmiral affirme qu’« Il n’est donc pas étonnant que l’industrie prenne en charge une part de la recherche scientifique et technique ».

Cette utilisation faite de la science et de la technique est vraiment aveugle et installe la société moderne au bord du gouffre. Que faire dans ce cas ? En cherchant à tout contrôler, en recourant à la science et à la technique, ne risque-t-on pas de perdre le contrôle de tout ?

Selon Habermas, ce problème auquel on est en train de faire face, dans les sociétés modernes, n’est pas insurmontable. Il nous dit qu’ « il ne faut pas confondre l’aptitude à disposer des choses (VerfÜgenkönnen) que les sciences empiriques rendent possibles et les aptitudes à l’action éclairée (aufgerklart) » (p.86). Cette clarification est d’une importance capitale dans la philosophie habermasienne. Les sciences empiriques nous aident à instrumentaliser la nature, à révolutionner les procédés de production, mais malheureusement elles ne nous disent pas comment nous devons nous orienter dans l’action. Elles ne nous apprennent pas comment rendre notre monde beaucoup plus humain.

« Dans la mesure où les sciences sont effectivement mises en œuvre au profit de la pratique politique, l’obligation est objectivement de plus en plus forte pour les hommes de réfléchir aussi maintenant, au-delà des recommandations techniques qu’ils donnent, sur les conséquences que cela entraine sur le plan pratique », estime Jürgen Habermas (p.129).

Nous sommes à un autre niveau de l’analyse. Nous passons de la description à un niveau beaucoup plus élevé qui est la prescription. Le fragment qu’on vient de citer présuppose tout le problème de la moralisation de la pratique scientifique et technique dans les sociétés modernes. Habermas fait la promotion pour une éthique de la science et de la technique. Par rapport à cette exigence de contrôle de l’activité scientifique, il a mis en œuvre trois solutions d’inégales d’importance dans La technique et la science comme « idéologie ». D’abord, il y a le modèle decisionniste qui consiste à donner le pouvoir de décision dans la communauté a ceux et celles qui représentent le peuple. L’inconvénient, c’est que ces prétendus représentants du peuple risquent de gouverner en fonction de leurs intérêts les plus immédiats. Ensuite, le modèle technocratique que nous avons déjà développé amplement. Dans le cas de ce modèle, gouverner consiste de moins en moins à « exercer un art » et de plus en plus à « appliquer une science » selon Ladmiral. Le politique devient un simple exécutant. Enfin, selon Habermas, la solution de rechange à l’instrumentation de la science et de la technique dans l’économie capitaliste se trouve dans le modèle pragmatique qui consiste en la dialectique du savoir et du pouvoir débouchant sur une dialectique du pouvoir et du vouloir. Pour qu’il n’y ait pas une instrumentalisation exclusive de la science et de la technique à des fins économiques, il faut nécessairement une collaboration entre scientifiques, politiques et le monde vécue.

Selon Habermas « une société scientifique ne pourraient, se constituer comme société émancipée que dans la mesure où, passant par les esprits des hommes, il y aurait une médiation entre science et la technique d’une part et la pratique quotidienne d’autre part » (p. 131). Il faut un contrôle dans l’application de la connaissance scientifique dans la communauté politique. « D’après le modèle pragmatique, les recommandations techniques et stratégiques ne peuvent s’appliquer efficacement à la pratique qu’en passant par la médiation politique de l’opinion publique », selon Habermas (p.109). Avec l’intégration du concept de l’opinion publique dans ce passage, nous sommes encore en présence d’une remise en question de la prétention de l’épistémologie positiviste tendant à séparer science et politique, connaissance et intérêt. Selon Habermas, les recherches scientifiques doivent êtres effectuées en fonction de la volonté et des besoins de tous les citoyens, dans l’intérêt de la volonté générale dirait Rousseau. Cette exigence implique la subordination des scientifiques et des techniciens au monde vécu social. Dans cette perspective, Habermas se demande « Comment le pouvoir de disposer des choses peut-il être réintégré au sein du consensus des citoyens engagés dans différentes actions et négociations » (p.88).

Pour y arriver, selon Habermas, « il semble […] qu’une certaine forme de communication réciproque soit à la fois possible et nécessaire, de sorte que d’un côté les experts scientifiques « conseillent » les instances qui prennent les décisions et qu’inversement les politiques « passent commande » aux savants en fonction du besoin de la pratique » (p.106-107). C’est par la communication, la discussion publique que les gens pourront arriver à comprendre les conséquences néfastes de la science et de la technique sur la nature et les humains, et voire en même temps comment y remédier. Cela nécessite une démocratisation de la connaissance. C’est ce que Habermas appelle la formation de l’opinion publique à travers la vulgarisation des connaissances scientifiques et techniques. Cette thèse implique la nécessité de la mise en œuvre d’un réel système d’éducation publique.

Dans la mesure où la connaissance devient accessible à tout le monde on sera en mesure de réduire, disons de rendre inopérant le pouvoir de la bureaucratie et de la domination capitaliste sur les gens. Le geste d’Habermas, dans ce cas, consiste à redonner le pouvoir à la population. Les gens doivent être en mesure de penser leur émancipation eux-mêmes en recourant à un ensemble de savoirs produits sur le monde social et sur le monde environnant. On doit passer de la bureaucratie, de la technocratie à ce que j’appelle ici une « démocratie éclairée » dans laquelle les politiques, les scientifiques et les gens décident d’un commun accord sur le choix à adopter.

En somme, on peut dire que cette idée développée dans La technique et la science comme « idéologie » est novatrice. Habermas a essayé de réduire les effets de la raison instrumentale largement développés et expliqués par ses prédécesseurs : Adorno, Horkheimer et Marcuse pour ne citer que ceux-là. Habermas estime qu’il est encore possible de passer de cette raison instrumentale qui conçoit tout ce qui existe en termes de moyens à une raison communicationnelle en vue de penser l’émancipation des gens. Toutefois, on doit se demander si une telle possibilité existe encore effectivement lorsque nous savons que l’économie néolibérale arrive à tout intégrer aujourd’hui.

Mais comment penser l’émancipation des gens dans les sociétés capitalistes par la démocratisation de la connaissance, lorsque nous savons que le marché arrive à contrôler de plus en plus les espaces de production et de vulgarisation de la connaissance, et que les scientifiques et les politiques dépendent beaucoup plus de la logique du capital ? Peut-on rendre effective cette éthique de la science et de la technique tout en restant dans l’économie capitaliste ? La libération des gens de la domination bureaucratique ne requiert-elle pas la sortie dans l’économie libérale ? La thèse développée par Jürgen Habermas tout en étant originale ne parait-elle pas un petit peu idéaliste, et même utopique dans une certaine mesure ? Comment mettre le savoir qui devient lui-même une marchandise au service de tous pendant que le capital économique est entre les mains d’une minorité ? La thèse de Marcuse a été trop radicale, mais celle de Jürgen Habermas, nous la trouvons trop complaisante envers l’économie capitaliste. On pourrait se demander s’il n’y a pas une meilleure façon de combattre l’économie libérale et ses pathologies.

Saintyl Shelton

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