Paru pour la première fois en 1897 chez l’imprimerie Bussière Frère, Le Pan-Américanisme et l’équilibre américain, écrit par Furcy-Chatelain, reste l’un des livres qui — suite à l’occupation américaine de notre territoire en 1915, et grâce à la justesse des prévisions qui y ont été faites — donnait des explications plausibles sur ce qui s’est passé et se passe encore aujourd’hui. Malgré le fait qu’il est écrit par un auteur malheureusement peu connu dans le milieu académique de son époque, cela n’enlève rien à cette œuvre qui est marquée, pour plus d’un, d’une raison très informée. Rappelons que Châtelain est né aux Gonaïves, en 1860, où il a eu une courte carrière de professeur, juste avant son voyage à Londres comme Secrétaire de Légation. Poste qu’il va laisser, après quelques années, pour se rendre à Paris dans le but de poursuivre ses études à la Sorbonne, au Collège de France et à l’École des Sciences morales et politiques avec toujours ce même objectif en tête : la défense de l’intérêt d’Haïti.
Dans ce texte Avant-Gardiste sur les rapports qu’entretiennent les États-Unis avec l’Europe et les autres pays de l’Amérique, Furcy nous propose une lecture très originale sur le développement du nouveau monde, sa position et ses possibles dettes envers l’ancien monde. C’est une lecture qui se fait à partir des données historiques, ethnographiques, sociologiques, économiques et politiques. Ce qu’il veut particulièrement nous expliquer, par rapport à sa compréhension, c’est l’objectif précis et clair de domination économique et industrielle du continent américain qui se trouve caché derrière la fameuse doctrine politique, « Doctrine de Monroe », adoptée en 1823 sous la gouvernance du président James Monroe, qui stipule « L’Amérique aux américains ».
Pour ce faire, Furcy-Chatelain a divisé son texte, de 323 pages, en trois grandes parties qui sont subdivisées en plus de quarante chapitres. La première partie, qui débute à la page 10 et se termine à la page 35, se base sur la configuration géographique, ethnographique et commerciale du monde avant la découverte du « Nouveau-Monde ». La réunion de l’Europe, l’Asie et l’Afrique constitue ce que l’auteur désigne comme étant « le monde connu » ou « l’ancien monde ». L’ancien monde, nous dit l’auteur, a été jusqu’au début de la première moitié du XVème siècle le principal siège de tout mouvement commercial et industriel. Après la découverte du Nouveau-Monde par celui que Furcy qualifie du plus grand navigateur de son époque, nous voulons parler de Christophe Colomb, avec un esprit hardi et ambitieux, les aspirations économiques des peuples modernes ont pris tout simplement une nouvelle orientation.
Cette découverte est le fruit de nombreux travaux du génie humain, c’est pourquoi nous dit-il que l’humanité entière y a droit, l’européen, l’asiatique, l’océanien, tout le monde sans exception. Le Nouveau-Monde n’est pas le terrain particulier des États-Unis — et, pour cette raison, soutient-il que : « nul ne doit être exclu à cause des prétentions égoïstes de États-Unis ».
Par rapport à cette considération, l’auteur fait du Nouveau-Monde une terre d’accueil, un monde pour tout le monde, un monde de rencontre. C’est pour lui un espace d’échange mutuelle entre les différentes contrées du monde, entre les différents domaines : commercial, scientifique et culturel. Par rapport au contexte de la rédaction du texte, fin 19ème siècle, et en faisant du Nouveau- Monde une terre de rencontre, l’auteur nous montre qu’il est déjà attentif à la question de la mondialisation, la globalisation et le cosmopolitisme en général comme vision du monde. Sur ce point, on peut se référer au texte du philosophe contemporain haïtien, Edelyn Dorismond, dans Le Problème Haitien, qui pose la nécessité de prendre en considération la question de la globalisation, notre responsabilité de faire cohabiter le local et le global. Comme Shelton SAINTYL le souligne clairement dans son article3, Dorismond soutient « une politique qui se veut à la mesure de la société ouverte qui est Haïti, située au carrefour de la mondialisation, de son intégration caribéenne, latino-américaine et mondiale ». Certes, ils ne partent pas du même lieu : Furcy part du Nouveau-Monde en général, Dorismond par d’Haïti, mais ils sont dans le même geste, celui de l’ouverture et de la cohabitation saine des peuples. Edelyn fait d’Haïti ce que Furcy fait du Nouveau-Monde.
Par ailleurs, nous devons être attentifs aux conséquences que peuvent avoir une telle lecture : le Nouveau-Monde comme terre d’accueil et le monde de tout le monde. On pourrait avoir comme compréhension que c’est un gâteau où chacun serait légitime d’avoir un morceau, comme un monde qui n’existe que par et pour les autres, mais non pour lui-même. D’ailleurs, depuis sa découverte, le nouveau monde était sous l’emprise de la colonisation des puissances européenne dont la France, l’Espagne, l’Angleterre, la Hollande etc. Pour les Antilles, depuis le traité de paris de 1763, elles étaient toutes partagées et occupées par les peuples européens. Et les États-Unis, par rapport à ses prétentions, seraient hérités de ce même esprit.
En effet, pour comprendre le désir expansionniste et le devenir des États-Unis, avance Furcy, on doit nécessairement se référer avant tout à son origine. Dès lors l’important pour l’auteur est de savoir, quelle est l’origine des États-Unis? Peut-on parler de leurs origines, sans remonter en même temps à l’histoire du Nouveau-Monde? L’auteur radicalise la question en allant jusqu’à se demander si l’histoire des États-Unis n’est pas aussi celle du Nouveau-Monde, c’est-à-dire de l’Amérique, et en même temps une continuation de l’Ancien monde?
Ces questions nous renvoient directement à la deuxième partie du texte qui débute à la page 35 et se termine à la page 185. Cette deuxième partie porte sur une vraisemblable émancipation des États de l’Amérique du Nord qui a donné lieu à ce que l’auteur appelle une guerre d’émancipation qui est à la base de la formation de la plus puissante communauté politique de l’Amérique. On a parlé de vraisemblable émancipation pour la simple et bonne raison que beaucoup de pays, nous dit Furcy, tels que : le Canada, le Groenland, les États hispano-portugais, les trois Guyanes et les Antilles n’étaient pas concernés par cette guerre d’émancipation. Ils restaient, malgré cette guerre, stationnaires au point de vue de leur configuration territoriale.
Progressivement, constate le natif de l’Artibonite, les États-Unis ont grandi en territoire, en population et en civilisation. Cependant, dans les autres parties du Nouveau-Monde, l’évolution est très lente et nettement inférieure par rapport à l’Union. Il cherche surtout à comprendre ce qui explique l’accroissement démographique et territorial des États-Unis. Sont-ils déterminés par la force naturelle des choses, c’est-à-dire une sorte de loi naturelle, ou tout simplement déterminés par des raisons économiques ?
Par « Pan-Américanisme » Furcy entend un besoin d’extension qui se manifeste dans la politique américaine et qu’on a rendu effectif à travers la mise en place de la doctrine de Monroe. Ce qui lui préoccupe le plus est que la doctrine constitue un grand danger pour l’équilibre américain. Selon l’auteur, « Quoiqu’il en soit, si impérieux que soient le droit de législation et la Souveraineté d’un État, ceux-ci ne sauraient être entièrement exclusifs des privilèges similaires d’un autre État ». L’équilibre américain, c’est la coexistence des différents États dans le respect du principe de souveraineté de chacun. Le titre du texte découle de l’inquiétude de l’auteur face au Pan-Américanisme, qui est non seulement contradictoire au principe de la coexistence des peuples américains de façon autonome, mais surtout qui met à mal l’équilibre américain. A chaque fois que l’auteur nous parle de l’équilibre américain, il parle de l’équilibre des États-Unis d’Amérique, mais non pas de l’équilibre de tous les États faisant partie du Nouveau-Monde. Et pour lui c’est clair qu’il y a là un problème qui doit préoccuper tout le monde et à la solution duquel chacun doit apporter sa part de réflexion.
Le natif de Gonaïves a voulu attirer notre attention sur un danger imminent. Le fait que seuls les États-Unis du Nord, depuis 1783, ont étendu et veulent accroitre leur puissance, leur territoire au-delà de toutes limites et même au mépris du droit des gens, est déjà un élément très significatif qui pourrait avoir de très grave conséquence. Furcy-Chatelain est l’un des premiers, si ce n’est pas le premier, à avoir questionné le désir expansionniste des États-Unis. Il se demandait, déjà à son époque, sans passer par quatre chemins, jusqu’où n’iront pas les États-Unis ? À cause de leurs ambitions nettement affirmées à travers la doctrine de Monroe et qui sont soutenues sans aucune réserve par des politiciens. Il se demande s’il n’arrivera pas un moment où, dépassant un degré maximum de peuplement, l’espace manquant enfin à sa population avide de bien-être, la république des États-Unis n’adoptera pas une politique franchement envahissante à l’égard du reste de l’Amérique. Sur ce point, nous pensons que l’auteur avait vu juste, clair et surtout très loin. Car l’histoire n’a pas tardé à lui donner raison et ceci à plusieurs reprise, nous avons un exemple simple : L’occupation Américaine d’Haïti de 1915 à 1934.
En ce qui concerne l’expansion d’une nation, Furcy admet que les causes peuvent être diverses, tout en précisant que les plus évidentes sont certainement économiques. À côté des causes économiques qui sont fondamentales, il y a également l’unité morale du territoire d’une nation qu’on ne doit pas négliger. C’est pourquoi il nous dit, quoique les exigences économiques sont presqu’à tous les niveaux déterminants pour toutes spoliations politiques, mais c’est toujours dans les limites indiquées par la morale.
Pour les États-Unis en particulier, les principaux motifs qui déterminent son expansion sont ; d’une part, l’accroissement excessif de sa population, et d’autre part l’émigration étrangère attirée par la richesse « du sol cultivable et l’élévation de la main-d’œuvre industrielle ». Nous avons là les principales raisons de l’augmentation de la puissance de la plus grande communauté politique de l’Amérique. Maintenant, par rapport à tout ce que nous venons de dire, que faire des États-Unis et de sa prétention expansionniste ? se demande-t-il.
Les États sud-américains et les pays indépendants des Antilles, chez qui prédomine actuellement l’influence commerciale et industrielle des États-Unis, doivent resserrer davantage leurs relations avec l’Europe, et tacher de réunir leurs intérêts économiques des deux mondes en un vaste système d’alliance commerciale et économique. C’est, d’après Furcy, le seul moyen de faire pièce aux tendances pan-américanistes des États-Unis .
Malgré cette proposition, l’auteur admet que l’extension territoriale des États-Unis d’Amérique et ses tendances annexionnistes sont basées sur de fausses applications de la doctrine de Monroe. La doctrine stipule que : « Des États qui ont proclamé et fait prévaloir leur existence indépendante, et dont, après pleine considération, et conformément à des justes principes, nous avons reconnu l’indépendance, nous ne pourrions regarder que comme une manifestation de sentiments hostiles aux États-Unis, toute intervention qui aurait pour objet de les opprimer ou d’en contrôler, de quelque manière que ce fut, les destinées ». À travers ce passage qui nous introduit directement à la dernière partie du texte, on peut constater que les États-Unis se mettent dans une posture de protecteur des autres États de l’Amérique qui ont sa reconnaissance. Malgré cette posture de protecteur, il y a un problème fondamental qui n’est pas résolu.
L’auteur a traité ce problème à la page 237 dans le chapitre intitulé « Opinions des principaux publicistes sur la sanction du droit des gens. Ecole positive ou positiviste. Ecole idéale. Tendance contemporaine. Vues de l’auteur ». C’est la difficulté qui existe, depuis très longtemps dans l’histoire de la pensée, de concilier l’intérêt particulier et les prescriptions de la raison.
L’auteur admet que cette très vieille difficulté du tien et du mien à laquelle nous assistons à l’internationale a déjà suscité pas mal de débat dans le domaine du droit privé. Autour de ce débat, nous dit l’auteur, des Écoles ont été formées, d’un côté nous avions l’école positive ou positiviste qui avait pour principe : celui qui survit à la lutte a seul droit à l’existence . Et de l’autre côté, l’école idéaliste qui proclamait les droits supérieurs de l’être Humain, quel qu’il soit, et se réclame de l’autorité intangible de la conscience humaine.
Par rapport à toutes ces considérations historiques, politiques et philosophiques, Furcy arrive finalement à une compréhension plus ou moins claire de la situation internationale et du droit de Souveraineté. Le droit des peuples est un vain mot, dépourvu de sanction, il n’est qu’un instrument de tyrannie à l’usage des forts, qui ne l’invoque précisément que lorsqu’ils le croient favorable à leurs prétentions, et le nient dans le cas contraire. Et, admet l’auteur, c’est à la faveur de cette sorte d’anarchie internationale que se commettent et se justifient toutes les scènes de désordre, de déprédation et d’iniquité dont notre siècle a été plus d’une fois témoin.
Furcy CHATELAIN croit que c’est l’honneur de tous ceux qui ont foi dans les destinées de leurs pays, de travailler énergiquement au maintien de leur indépendance. L’homme qu’il considère comme étant la providence de la société, la presse, et en générale la classe lettrée a pour devoir de provoquer une campagne de réaction particulièrement pour endiguer le flot grossissant de l’invasion anglo-saxonne du Nouveau-Monde. Ce n’est pas suffisant de signaler le danger que représente les États-Unis, pour Furcy, on doit aller devant ses plus secrètes pensée ; surveiller ses moindres mouvements et déjouer ses calculs les plus souterrains . C’est de cette façon qu’on sert utilement son pays. L’auteur admet que nous nous trouvons en présence d’une nécessité absolue de prévoyance sociale. Tout simplement parce que, comme il le dit, le ruineux système de « paix armée » établi par les États-Unis n’inspire pas trop de considération. En dernier lieu, l’auteur recommande aux États latino-américains la prudence et la prévoyance qui sont les vertus indispensables dans la conduite de tous les États et surtout par rapport aux menaces des États-Unis.
CHATELAIN Furcy (1897), Le Pan-Américanisme et l’équilibre américain, L’Imprimerie Bussière Frère, Paris, 323 p.
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