Survivance, flamme vacillante, crépuscule de l’espoir, ce sont ces expressions qui dépeignent avec une intensité poignante ce roman de 114 pages intitulé "Port-au-Prince, mon brasier de ville", écrit par la jeune écrivaine Stéphana Dorval. Plongeant le lecteur dans les profondeurs tourmentées de l’existence de la narratrice, à travers des éclats de souvenirs, la ville de Port-au-Prince se révèle être un personnage à part entière, vibrant d’histoires et de vestiges d’un passé révolu.
À travers l’histoire du personnage principal, Mila, Stéphana Dorval nous tient en haleine avec une intrigue magnifiquement tissée. Chaque page tournée dévoile une nouvelle nuance d’émotion, une nouvelle révélation, nous poussant à avancer, emporté par le flot des mots et des descriptions.
Entre les récits nostalgiques de sa tante Elda sur le Port-au-Prince de sa jeunesse et la réalité cruelle de la narratrice, il y a un gouffre si profond qu’on croirait qu’il s’agit de deux villes distinctes. Dans ce roman, la dialectique de Port-au-Prince se déploie avec une intensité saisissante, où le passé idyllique et la présente désolation s’affrontent. Les souvenirs d’un temps révolu, où la ville brillait de promesses, semblent appartenir à un conte merveilleux, une époque si lointaine qu’un enfant né dans les années 2000 les prendrait pour de la science-fiction.
Au milieu de cette dialectique de Port-au-Prince, où passé idyllique et présent chaotique s’entrechoquent, la narratrice se heurte également à des relations familiales tout aussi contrastées. L’abandon et l’indifférence l’ont plongée dans une profonde quête de soi, reflétant l’insécurité de la ville actuelle. Cependant, elle retrouve des îlots de quiétude et une partie d’elle-même dans la sororité et la tendresse, notamment à travers l’affection protectrice de tante Elda et l’amour inconditionnel de sa petite sœur. Ces marques d’affection et de complicité lui offrent des repères et la guident parfois dans ce labyrinthe de Port-au-Prince, créant un parallèle subtil mais puissant entre les dualités de la ville et celles de ses relations familiales.
Mais qu’en est-il de l’amour dans cette fresque ? Comment peut-il survivre, se métamorphoser, et même éclore comme une fleur sauvage au cœur de ce brasier de contradictions ? Peut-il vraiment trouver sa place entre les ruines du passé et les décombres du présent ?
L'amour joue un rôle primordial dans ce roman, transcendant les simples interactions pour devenir la force motrice qui guide les destinées des personnages principaux. La rencontre entre la narratrice, Mila, et son amant, Alex, en est le cœur vibrant. Cet événement, marqué par le hasard et l'imprévu, s'inscrit de manière saisissante dans la philosophie d'Alain Badiou telle qu'exposée dans Éloge de l'amour (2009). Dès le départ, cette rencontre fortuite, définit leur amour comme un événement unique et déterminant.
Selon Badiou, le premier élément fondamental d'une rencontre amoureuse est la disjonction, cette différence profonde dans la façon d'habiter le monde qui en fait de deux individus un « Deux » plutôt qu’un « Un » (2009, p. 16). Mila et Alex incarnent cette disjonction avec une clarté remarquable. Cette dualité, loin de les éloigner, devient la fondation de leur relation, établissant un dialogue enrichissant qui est au cœur de leur amour.
Cependant, la durée, un autre élément dans la construction de la vérité en amour selon Badiou, est traitée de manière contrastée dans le roman. La relation entre Mila et Alex oscille entre l'éphémère et le permanent, remettant en question l'idée même de durée comme pilier absolu de l'amour. Toutefois, en se basant sur la perspective de Badiou, il est essentiel de ne pas simplement comprendre la durée en amour comme le fait de s'aimer pour toujours, Badiou propose plutôt d'inventer une façon différente de durer dans la vie (2009, p. 18), une approche que l'auteure du roman illustre avec une finesse remarquable. Malgré les insurmontables, une étincelle continue de vaciller. Cet amour, bien que confronté à la plus grande des épreuves, trouve une manière de perdurer, réinventant constamment sa présence et son essence.
Ainsi, l'amour dans ce roman n'est pas seulement un thème, mais une expérience philosophique vivante. La rencontre fortuite de Mila et Alex, leur navigation dans les différences et la lutte pour une vérité commune, tout cela résonne profondément. Le traitement de la durée dans leur relation offre une perspective nuancée, soulignant la complexité et la beauté imparfaite de l'amour humain.
Dans Port-au-Prince, mon brasier de ville, Stéphana Dorval utilise un langage réaliste mais poétique pour nous aider à supporter la contemplation de ce tableau complexe qu’est ce brasier de ville. À travers ses mots, nous voyons clairement les inégalités sociales, l’insécurité, la corruption omniprésente, et les rêves éphémères des jeunes, constamment remis en question par de nouveaux événements. La féminicide et l’inégalité de genre ajoutent à la dureté du portrait, tout comme l’abandon et l’indifférence.
Cependant, elle ne se limite pas à peindre un chaos total. Dans les recoins de cette fresque, des touches de solidarité et de sororité apparaissent, offrant des lueurs d’espoir. Il y a une détermination farouche à ne pas s’accommoder à l’ordre établi, à chercher des moyens de soutien mutuel et de chaleur humaine. Malgré la brutalité de la réalité, des éclats d’amour persistent, cet amour, bien que souvent mis à l’épreuve, trouve des façons de survivre. Stéphana Dorval nous invite ainsi à explorer la résilience et la force des relations humaines au milieu des difficultés.
COPYRIGHT L'avant-gardiste @ 2024. Tous droits réservés