De quoi vivent aujourd'hui les jeunes gens haïtiens et haïtiennes qui, comme moi, nés durant les années quatre-vingt, sont maintenant trentenaires, ou ceux, plus jeunes, qui sont dans la vingtaine ou moins encore ? Le questionner de cette question, précision importante, ne renvoie point du tout au triplet "Pain-Ventre-Subsistance", qui hélas ! les occupe quotidiennement : le ventre réclame toujours, et toujours ils se démènent pour obtenir de quoi l'emplir. Instinct (de survie), dit-on : l'état animal purement et simplement. Et suffit-il à toute personne méprisante et haineuse de les voir là où (selon elle) ils ne devraient pas être, pour s'écrier, un peu comme M. Alexis l'a fait faire de Hilarion : "Gens de bien, fermez vos portes. Il y a des hommes et des femmes affamés dans nos rues". La guerre perpétuelle (mais toujours inégale) entre Gens-de-bien et Crève-la-faim. Triste condition que voilà ! Mais il n'en est pas ici question. Car la bouffe, ce minimum essentiel, qu'importe la haute valeur sociale qu'on puisse y placer, n'est-elle pas trop naturelle, trop biologique, donc trop banale, pour être l'occupation de toute une vie ? Mais que vaut vraiment une vie qui se consume dans la quête de subsistance ou dans l'effort toujours vain pour survivre ? Et vivre - pour tout homme ou toute femme - n'est-ce pas pousser, par l'exemple de sa personne propre, toujours plus avant l'humanité, à laquelle l'on participe ; n'est-ce pas, entre autres choses, adhérer à au moins une idée profonde, embrasser une noble cause, chérir des valeurs ou des idéalités qui traversent et donnent sens à ce que l'on fait, donc sens à sa vie propre, mais dont la négation enlève pour soi toute raison d'être ? Alors, ce qui nous ramène à la question de départ, de quoi vivent nos jeunes gens d'aujourd'hui ? De quoi se nourrissent-ils vraiment ? Quelle est, sur le plan idéologique, politique et philosophique, leur attache véritable ? Autrement dit, quelle est leur conviction profonde ? De quoi rêvent-ils ? Enfin, quelles idées d'ensemble leur permettent-elles d'espérer ?
Aux vingt-neuf années de tyrannie duvaliérienne, a suivi cette période, aujourd'hui longue de trente-huit ans, qui contre toute attente n'a pas apporté du réconfort dans le cœur du peuple haïtien, humilié et maltraité par ce régime sanguinaire - mais au contraire, a avivé ses souffrances, a fait se décupler ses maux, a accouché d'un chaos politique qui a assauté la République, en en minant les bases et fondations, faisant ainsi se dénaturer et se désagréger les mailles mêmes du tissu social haïtien. L'ordre politique fort, mais juste, que nous instituons depuis le 01 Janvier 1804, et qui nous a coûté, entre autres choses, la vie du père de la nation, Jean-Jacques Dessalines, a cédé le pas à de la barbarie : les édifices intellectuels, moraux (donc spirituels), qui devaient aider à organiser la vie, à modeler la conduite de l'homme haïtien et de la femme haïtienne et chercher à parfaire l'humanité en eux, sont tombés, et sur les débris est monté l'étendard nauséabond du dérèglement général du pays. Les repères idéologiques, symboliques et culturels sont banalisés, et les rares sources d'allégresse populaire sont asséchées : bayahondes, comme nombre d'épines sauvages, occupent désormais leurs sites. Ainsi donc cette terre haïtienne, jadis riche et fertile (en esprits vifs), est devenue sèche et aride, c'est-à-dire en tout point désertique ; ses rares pousses (intellectuelles), si frêles et tout stériles, sont restées solitaires, et sont rongées de toute part par les ronces de la bêtise et de la médiocratie : point de ciel idéel (haïtien) à contempler, ni de sol ferme et rationnel où se tenir, ni non plus d'horizon qui fasse rêver et espérer, et point de liants idéologiques ou spirituels qui fixent aux buts, aux idéaux, et donnent de la solennité aux quêtes. Rien donc pour bercer, nourrir et affermir les jeunes esprits natifs de cette terre. Tout n’est que banalité, expression de plates et viles appétences de la paille humaine que le souffle ravageur de la bêtise fait se balancer, à sa guise, de droite et de gauche. Mais alors, nos jeunes gens, dont les paysages intérieurs sont eux aussi secs et arides, cela va de soi, sauront-ils jamais faire autre chose que de s'entre-déchirer, comme des chacals, pour ne serait-ce une charogne en putréfaction ? Sauront-ils jamais penser à autre chose qu'à bâfrer ? Pourront-ils jamais un jour ramener de l'eau dans nos sources et, ce faisant, redonner vie à nos terres, un peu comme le Manuel à Roumain l'a fait pour les gens de Fonds-Rouge ?
Rien n'est moins certain, hélas. Car le mal est profond : plus d'un quart de siècle de médiocrité, c'est-à-dire d'inculture et d'abrutissement, donc de conditionnement dans l'indigence la plus totale, nos jeunes gens sont (pour la plupart), inconstants, nonchalants et passifs, bien que prétendument insoumis ; leur force, qu'ils appliquent souvent les uns contre les autres, n'est jamais assez forte pour faire changer leur malheureuse condition ; d'ailleurs, même conscients de l'exécrabilité de leur vie, la résignation leur étant comme un refuge, ils se terrent dans cette zone de confort plutôt que de tenter la moindre chose conséquente pour la faire changer ; contemporains de l'extrême dégénérescence nationale, ils ne sont cependant jamais ensemble : tout les masse, mais rien ne les rassemble. Enfin pourquoi se rassembleraient-ils ? Ne leur faudrait-il pas, pour cela, embrasser auparavant une cause profonde et collective donnée ? Mais n'est-il pas évident qu'aux idées (quelle qu'elles soient) ils ne peuvent point du tout se fidéliser, parce qu'incultes et vides idéologiquement, c'est-à-dire sans aucune certitude - si ce n'est que sans de la bouffe, ils crèveront comme des chiens ? Et lors même que les plus audacieux et les plus hardis, du moins en apparence, semblent se grouper autour d'un projet privé quelconque, ou s'engager ensemble pour faire bouger les choses, n'est-ce pas toujours pour finir chacun de son côté, parce que n'étant jamais sur la même longueur d'onde ?
En effet, nonobstant leur communauté de peines et de douleurs, le fossé entre eux s'élargit chaque jour. Ils savent bien qu'ils partagent les mêmes lots de hontes, d’humiliations ou de mépris ; ils savent tous qu'ils ont en commun plus de trente années de misères : pas même une seule journée de leur chienne de vie n'a été remplie de bonheur. Et, ils savent bien de choses tristes encore. Pourtant, ils n'ont toujours rien foutu. Oui, certes, ils protestent souvent, publient des tracts sur les médias sociaux, multiplient les hashtags anti système, alternent marches et sit-ins, disent donc leur ras-le-bol. Mais rien n'y fait. Et jamais rien ne se fera, si cela continue. Ils se croisent, un peu comme avait dit l'autre, mais ne se rencontrent pas encore. Ils sont restés dispersés, isolés les uns par rapport aux autres, indifférents les uns aux autres, malgré leur commune indignation. Cela n'étonne point. Car, c'est ainsi que le veut leur condition.
Pourtant, c'est d'eux-mêmes, et d'eux-mêmes seuls que doivent venir les remèdes à leurs maux, à nos maux à nous tous. Ne sont-ils pas, comme on dit souvent (à tort ou à raison, ce n'est guère trop important ici : car cela vaut ce que ça vaut) « L'AVENIR DU PAYS » ? Évidemment, EUX, comme NOUS, n'est en aucune façon un tout unifié, un bloc monolithique qui se meut ou qu'on peut faire se mouvoir ou se balancer dans un même mouvement uniforme : ce qu'on nomme abusivement La jeunesse (haïtienne) n'est en rien un tout homogène : elle est plutôt une entité plurale. Elle est le nom qui désigne, sans forcément les rassembler, les individus (haïtiens et haïtiennes) qui sont encore dans les premiers âges de la vie. Et ils n'ont pas (toujours) les mêmes schèmes de pensées, pas les mêmes référents dans le temporel. Mais commune est leur misère. Leurs plaintes et complaintes ont les mêmes thèmes. Cela est tout. C’est à eux donc qu'il incombe de faire chair cette pensée qui les veut « L’AVENIR DU PAYS ». Qu'ils ne soient pas tout imprégnés des grandes idées philosophiques, sociales et politiques n'est guère si terrible. Car, on ne naît pas avec des convictions toutes faites, et les idées ne tombent pas du ciel. Elles naissent dans un cadre (discursif, donc épistémique) donné, elles parlent d'une et pour une certaine situation donnée (tout en tendant à l'universel). Et nonobstant le haut niveau de complexité théorique et d'abstraction qu'on peut souvent leur reconnaître, elles ont nécessairement un certain socle pratique qui détermine à la fois la matière qu'elles organisent et l'objet qu'elles représentent et recouvrent. Ainsi cette misère qu'ils ont en partage, que nous avons tous en partage, est positivement ce qu'ils devront remodeler et transformer, pour en combattre les principaux artisans - dans un mouvement uniforme, c'est-à-dire synchrone et régulier. C'est donc d'elles que doivent prendre forme ce qui doit être la cause pour quoi ils se battront, la cause qui devra engendrer les idées profondes qui feront germer leurs convictions propres, et donc nourriront leur âme personnelle ou individuelle, ainsi que l'Être collectif qu'ils devront constituer...
D'ailleurs, nos ancêtres, qui ne furent ni plus ni moins imprégnés qu'eux des grandes théories, de grandes idées (révolutionnaires), ne l'avaient-ils pas fait, avant eux ? N'avaient-ils pas pu tirer de la masse informe de leur pauvre condition d'esclaves, la force nécessaire pour combattre leurs bourreaux, renverser pour ainsi dire l'ordre des choses, et ce faisant se réapproprier leur humanité ravie par ces monstres. Ou encore, plus près de nous, cette génération d'hommes et de femmes qui, certes, sont grandement responsables de nos maux d'aujourd'hui, n'avaient-ils pas résisté à la terreur des Duvalier et réalisé, à leur corps défendant, le 07 février 1986. N'est-ce donc pas évident que l'être humain ne peut rester longtemps dans l'abjection où on le place, sans trouver en lui-même le pouvoir de s'élever lui-même ? En définitive, nulle condition par laquelle un homme ou une femme soient faits, aussi abrutissante puisse-t-elle être, ne peut éteindre en eux le sentiment de leur dignité d'homme et de femme : plutôt mourir debout, et avec le sentiment d'avoir bravé le mal, que de vivre sans aucune fierté ! finiront-ils par s'exclamer un jour. Car le respect des droits des hommes et des femmes, donc de la dignité humaine, c'est la première de toutes les causes. Elle surpasse toutes les autres, parce qu'elle les engendre toutes. Ainsi quiconque ne se sentant pas assez de force pour la défendre et la protéger est comme une épave surnageant aveuglément dans l'océan, est comme un chiffon d'homme ou de femme qui n'a ni âme ni trippes, et devrait donc décamper (comme s'il/elle n'avait jamais existé.e) - pour ne pas gêner le mouvement de ceux et de celles qui veulent, quant à eux, vivre comme des hommes et des femmes dignes de ce nom.
Par conséquent, les jeunes gens d'aujourd'hui, moi y compris, bien sûr, se doivent-ils d'agir, non plus seul à seul ou chacun contre chacun, mais plutôt tous ensemble - dans la cohésion et la complicité les plus totales - contre le chaos généralisé et la bêtise grandissante. Il leur faut sortir de leur lâche réserve, de leur indifférence aveuglante, et éteindre en eux-mêmes les feux de leurs tendances égoïstes et opportunistes : les rassemblements populaires, qu'ils ne font souvent que gonfler par leur présence, ne doivent plus servir, pour chacun, de tremplin vers un « job politique quelconque, un poste dans la fonction publique ou autres choses du même genre ». C'est malsain ; c'est nourrir davantage le système qui nous broie, depuis trop longtemps déjà ; c'est adhérer à la bêtise, accepter l'infamie, donc renoncer à l'humanité en nous. Un homme ou une femme, c'est bien plus qu'une panse-bien-remplie. Un homme ou une femme, dignes de ce nom, ça ne se bouche pas le nez pour mieux boire de l'eau puante ; ça ne se résigne pas, ne compose pas avec la laideur ; ça crache, plutôt, sur l'exhalaison puante des cancres et des politicards ; ça ne sacrifie pas sa fierté et sa dignité d'homme ou de femme : au contraire, ça les défend, quitte à mourir pour elles. Car qu'est-ce d'autre qu'un déchet-vivant qu'est un homme ou une femme sans orgueil, ni fierté ni dignité ? Le combat contre la bêtise, l'obscurantisme et la médiocrité, pour la sagesse et la vérité, l'équité et la justice, donc pour le bien-être, c'est depuis toujours, mais chaque journée en est décisive, celle d'aujourd'hui plus que toute autre. Finies donc les tergiversations : ou bien donc, ils continuent à se laisser piétiner, comme des débris, et crever comme des rats, seuls, dans leurs trous ; ou bien, d'une seule voix, fièrement portée, ils disent NON à la bêtise, et la combattent, dans un front commun, pour la remettre à sa place, c'est-à-dire dans les flammes de la colère populaire, brûlées expressément pour elle - et, ce faisant, extirper les chiendents politiques, ainsi que leurs maîtres, les nantis, sangsues du peuple, de toujours, pour changer l'ordre des choses, et nous créer une vie meilleure, dans une Haïti où il fait enfin bon de vivre.
Vive Le Front de Libération Nationale ! Périssent les pleutres, les traîtres et ennemis de la nation ! Vive donc Haïti!
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