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La sous-représentation des femmes dans la politique en Haïti : entre auto-exclusion et soumission

Culture;

Pour la première fois en 1950, la constitution accorde finalement aux femmes le droit de vote en Haïti après deux tentatives échouées en 1944 et 1946. En matière de législation, il existe des textes de loi encore plus récents relatifs aux droits des femmes. Cependant, le champ politique en Haïti reste majoritairement masculin, on ne retrouve pas une quantité significative de femme dans les postes décisionnels. Jusqu’à date, Ertha Pascale Trouillot reste la seule femme qui fut présidente en Haïti, et ceci, à titre provisoire. Dans les dernières élections pour la 50ème législature, seulement 4 femmes ont été élues au parlement, dont une au sénat et 3 à la députation. Quand on considère le fait que les femmes constituent plus de la moitié de la population nationale, comment donc expliquer leur sous-représentation dans la sphère politique en Haïti ? Auraient-elles délibérément fait le choix de se maintenir hors de la sphère politique, ou bien seraient-elles contraintes de le faire ? Seraient-elles ontologiquement des êtres destinés à la sphère privée ?

Dans ce texte, il sera question d’aborder les facteurs sociaux, démographique, économique, mais surtout politique, de la condition des femmes haïtiennes. Il s’agira de démontrer aux moyens de ces facteurs, comment la hiérarchie de genre dans la société haïtienne joue un rôle majeur dans la difficulté qu’elles ont de se faire une place en politique. A cette fin, nous allons prendre spécifiquement en compte le cadre sociopolitique dans l’analyse de la réalité des femmes haïtiennes par la sociologue Sabine Lamour, dans son article intitulé « Réalité des femmes haïtiennes : Démographie, économie et politique ». Ce cadre sera examiné à l’aune du concept de « soumission », tel qu’il est développé par la philosophe Garcia Manon dans son ouvrage intitulé On ne nait pas soumise on le devient, afin de démontrer le rapport causal entre la soumission des femmes et le « déni du droit de produire un discours sur la société ».

Une analyse tryptique de la réalité des femmes en Haïti

Dans son analyse de la réalité des femmes haïtiennes, la sociologue Sabine Lamour dresse un tableau sombre de la réalité de ces femmes par rapport au train de vie des hommes, à partir des cadres sociodémographique, socioéconomique et sociopolitique.

Démographiquement, bien que la majeur partie de la population haïtienne sont des femmes, Sabine l’amour souligne le fait qu’elles ont un accès plus limité à l’éducation, elles ne sont pas assez renseignées sur les méthodes de planification familiale et restent-elles vulnérables en matière de santé sexuelle et reproductive. D’où le taux élevé des grossesses précoces et de la mortalité maternelle.

En se basant sur des indices évoqués par Nathalie Lamothe Brisson dans son texte portant sur l’entreprenariat au féminin en Haïti, la sociologue souligne la marginalisation socioéconomique des femmes malgré la somme de travail qu’elles investissent dans ce secteur. Elles alternent activité économique (productrices, commerçante, agentes de liaison) et travail domestique, pourtant elles ont considérablement moins de revenues comparés aux hommes. Ce qui s’explique entre autres par le fait que « le rôle des femmes dans l’économie haïtienne est en grande partie cantonné dans celui du travail informel ou de service ».

L’absence des femmes sur la scène politique, entre exclusion et auto-exclusion

Comme on l’a mentionné au début de l’introduction, le cadre sociopolitique nous intéresse davantage dans le cadre de cette analyse car notre problématique de départ se portait sur l’infirme participation des femmes dans la politique en Haïti. Si les femmes sont largement représentées dans les postes administratifs et de soutien, elle souligne le fait que la présence de celles-ci « au sein des instances décisionnelles démocratiques est minime ». Sur ce point, elle rejoint la position de Simard Carolle, qui dans son article intitulé « Changement et insertion des femmes dans le système politique » est d’avis que les femmes participent à la vie politique, mais cela se fait seulement de manière partielle. Cela se traduit selon elle, par le fait que l’administration publique se révèlent être le seul moyen privilégié pour les femmes d’accéder au niveau décisionnel , pendant que les hommes continuent de monopoliser les meilleures places en occupant les positions stratégiques. Sabine Lamour continue pour faire remarquer paradoxalement que les femmes constituent plus de la moitié de l’électorat en Haïti, mais elles sont peu présentes aux joutes électorales, et l’on ne retrouve presque pas de femmes candidate dans les parties politiques. C’est comme un « déni du droit de produire un discours sur la société » pour ces femmes. Ainsi, en 2009, elle souligne qu’elles représentaient seulement 4,7% des membres du parlement, soit 6 femmes pour 129 parlementaires. La sociologue soutient la thèse que: La société est organisée de telle sorte que la présence physique des femmes dans l’espace politique est réduite et leur parole occultée, Elles sont marginalisées dans ces lieux où les hommes s’imposent comme étant les seuls concernés.

Sur ce point, elle va encore une fois presque dans le même sens que Simard Carolle qui fait le constat suivant : En politique plus qu’ailleurs, la réalité s’exprime à travers un univers essentiellement masculin. Ce qui est associe dans la réalité, reflètent les idées que s’en font les uns et les autres et les faits se plient à cette vison de l’ordre politique. Les femmes s’auto-excluent d’elles-mêmes tandis que les hommes ont des sentiments nés de la conviction que l’univers politique leur appartient, à eux-seuls.

Toutefois, il y a une nuance considérable entre ces deux approches qu’il faut prendre en compte. Si pour Sabine Lamour les femmes haïtiennes ne sont pas présentes sur la scène politique parce qu’elles sont «marginalisées » et que leur paroles sont occultées, Carolle Simard, elle, est d’avis que les femmes « s’auto-exclues, elles-mêmes ». Dans son article intitulé « Réflexions désordonnant les femmes du pouvoir », Cohen Hollande va dans le même sens que Carole Simard. Selon elle, considérer l’absence des femmes dans la sphère publique et politique comme une sorte de domination ou d’oppression des hommes doit être nuancé. Au lieu d’affronter et de faire face à la vie politique, Cohen Yolande est d’avis que les femmes ont délibérément choisit de s’exclure.

Selon cette approche, la faible représentativité des femmes haïtiennes aux postes électifs ne résulterait-elle pas de la marginalisation des femmes dans ces lieux où les hommes s’imposent, comme le soutient la sociologue Sabine Lamour ? Pourquoi donc les femmes auraient-elle volontairement fait le choix de s’éclipser de la sphère politique ? Ces questions qui sont suscitées par la thèse de l’auto-exclusion des femmes de la sphère politique de Cohen Yolande nous renvoient vers les concepts de domination et de soumission, tels qu’ils sont analysés par la philosophe Garcia Manon. Il s’agira de comprendre le fonctionnement des mécanismes de domination du point de vue de la soumission, afin de démontrer que cette auto-exclusion des femmes, découle du fait que la soumission est prescrite comme le comportement naturel de la femme.

La soumission des femmes, entre essence et situation

Dans ce livre, la philosophe Manon Garcia s’appuie sur la pensée de Simone de Beauvoir, afin d’analyser et de comprendre ce qui porteraient les femmes à se soumettre aux hommes. Au prime abord, elle souligne le fait que chez les philosophes classiques, particulièrement Rousseau, la soumission est contraire à la nature de l’être humain. Car, pour Rousseau, ôter toute liberté à sa volonté, c’est comme ôter toute moralité à ses actions . Toutefois, Manon Garcia laisse remarquer qu’historiquement, la soumission des femmes, contrairement à celle des hommes, n’a pas été conçue comme contre nature, mais au contraire serait considérée comme un comportement « normal, moral et naturel ». Dans le troisième chapitre du livre « Qu’est-ce qu’une femme », Manon Garcia commence d’abord par faire ressortir la compréhension de Beauvoir sur la soumission des femmes. Selon Simone de Beauvoir, il y a quelque chose de féminin dans la soumission. Pas au sens ou la soumission est naturelle aux femmes, comme le soutiennent la plupart des philosophes classique, mais plutôt au sens où celle-ci « apparait pour les femmes comme un destin ». Toutefois, pour Beauvoir, il n’y a pas une essence immuable de la femme qui la rendrait soumise à l’homme, mais elles sont seulement placées en situation de l’être. A ce stade, Manon Garcia souligne le fait qu’en récusant cette nature soumise de la femme, Simone de Beauvoir, tout en adoptant le concept de situation pour mieux aborder le problème de la soumission des femmes, parvient à faire un rejet de l’essentialisme qui a été utilisé par Rousseau pour justifier la domination masculine. Selon Manon Garcia, c’est le concept de situation qui permet de faire surgir véritablement le problème de la soumission. Car, contrairement à l’essentialisme qui propose une explication seulement du point de vue de l’individu, et le constructivisme qui se réfère strictement à la société, la situation permet d’articuler le rôle de l’individu simultanément à celui de la société. D’où, une analogie à la pensée d’Heidegger par Simone de Beauvoir. Pour Heidegger, le Dasein qui est traduit par « être-là », ne se construit pas d’abord comme un individu isolé qui donne sens à son monde, puis à autrui, puis au monde en général, mais le Dasein habite le monde, il y est absorbé et impliqué ; on aura à revenir sur cette absorption du Dasein dont fait mention Heidegger, au cours de ce texte. D’après Manon Garcia, le Dasein (l’individu) « est déterminé par le monde dans lequel il vit, car ce monde est un tout signifiant et unifié par des normes sociales ». Ainsi, selon elle, il existe un caractère socialement construit de la féminité. Etre une femme c’est, alors se retrouver dans une certaine situation économique sociale et politique tout en gardant le comportement prescrit à la femme dans la société qui est la soumission résultant de la domination.

A ce stade de l’analyse du concept soumission par Manon Garcia, on peut en faire une analogie à la condition des femmes en Haïti, telle qu’elle est développée par la sociologue Sabine Lamour, surtout sur le plan politique. En tant que Dasein, c’est-à-dire qu’en tant qu’être, les femmes haïtiennes se retrouvent dans une certaine situation où elles ne sont pas « reconnues en tant qu’individus capable de se construire en dehors des prescriptions sociales limitant leur discours et leurs activités ». De ce fait, la thèse d’auto-exclusion des femmes de la sphère politique pour se réfugier dans la sphère privée soutenue par Cohen Yolande, serait, selon l’approche du concept soumission de Garcia Manon la manifestation des mécanismes des rapports de domination. Elles n’auraient donc pas choisi de se cloitrer dans la sphère privée, mais au contraire, elles sont conditionnées à reproduire les rôles qui découlent de leur socialisation ou encore de leur situation pour reprendre le concept de Beauvoir. A partir de cette vision de la femme, particulièrement la femme haïtienne comme Dasein se retrouve dans la société comme situation, on pourrait se demander est-ce que le Dasein serait dans une sorte de déterminisme dans lequel il ne peut trouver aucune issue ?

La situation, une fatalité sans issue ?

Pour aborder cette question, il convient de tenir compte du fait que la situation des femmes dans le monde, autrement dit le Dasein, est enchevêtrée dans tout un processus d’aliénation. Selon Heidegger, l’aliénation serait comme la chute du Dasein dans « le vide et l’inanité de la quotidienneté impropre ». Autrement dit, il s’agit de la manière naturelle de considérer les choses, et de cette attitude résulte un éloignement de soi, une absorption du Dasein par le monde ou la situation. Toutefois, cette éloignement de soi et cette absorption du Dasein par le monde ne veut pas pour autant dire que celui-ci cesse d’être, c’est-à-dire que selon Heidegger « l’absorption dans le monde n’est jamais telle qu’elle soit sans retour possible et définitivement aliénante ». C’est ce qui fait, souligne Franck Fischbach, la différence entre le concept aliénation de Heidegger et celui de réification de Lukács. Pour revenir à notre question concernant un certain déterminisme lié à la soumission de la femme, en adoptant le point de vue d’Heidegger, on peut donc soutenir la thèse que la soumission, telle qu’elle apparait aux femmes comme un destin tracé, n’est pas une fatalité. Certes, les femmes comme Dasein sont dans une certaine situation, au sens Beauvoirien, dans laquelle on leur impose la soumission ; mais il ne s’agit pas d’une aliénation radicale qui entrainerait la perte de soi.

En faisant un rapprochement de la situation politique des femmes haïtiennes, telle qu’elle est analysée par Sabine Lamour, et la façon dont Heidegger considère le Dasein comme n’étant jamais radicalement aliéné, on ne peut donc pas écarter la possibilité de prise de conscience des femmes haïtienne afin de s’affirmer comme des sujets politique. Cela peut s’illustrer par les nombreuses luttes menées par les femmes haïtiennes pour la reconnaissance de leurs droits civils et politiques. On peut se référer entre autres, à la création de la ligue féminine d’action sociale en 1934 qui a œuvré à la reconnaissance des droits civiles et politiques des femmes haïtiennes, dont les différentes luttes menées ont permis aux femmes de se porter candidate aux élections suite, à l’amendement de la constitution d’avril 1944, pour qu’elles puissent finalement avoir accès au vote en 1950 ; il y a aussi les luttes qui allaient aboutir à la création du ministère de la condition féminine et aux droits des femmes en 1994 ; on ne saurait passer sous silence la marche du 3 avril 1986 où plus de 30000 femmes ont foulé le sol haïtien pour exiger leur accès à la scène politique, une marche qui, pour la docteure en sociologie, Sabine Lamour, symbolise « le début d’un renouveau du féministe haïtien » ; et pour finir, il y a également la formation de nombreuses structures et organisations féministes en Haïti, telles que : SOFA, AFASDA, Kay Fanm, Fanm Deside, Fanm yo la, etc., qui ont milité afin que la reconnaissance des droits des femmes trouve sa place dans la constitution de 1987.

Ces luttes, illustrant la volonté des femmes haïtiennes de se faire entendre et reconnaitre à leur juste valeur, par analogie au Dasein de Heidegger, peuvent être considérer comme des sujets qui sont conscient de leur aliénation dans une certaine situation au sens Beauvoirien du terme. Si cette situation se révèle être contingente parce qu’elle n’a pas été choisie par les sujets, qu’on peut substituer aux femmes haïtiennes dans ce contexte, elles ne se contentent pas de la nier. Mais au lieu de cela, elles reconnaissent cette facticité et se positionnent à partir d’elle.

Dans un monde politique où les femmes haïtiennes ont souvent été exclues, leur détermination à se faire entendre est un témoignage puissant de courage et de prise de conscience de soi en tant qu’être. Ces femmes ont su faire valoir leur voix et leur pouvoir d’agir. En s’affirmant comme des sujets politique, elles ont su montrer que leur place n’est pas en marge de cette scène, mais au cœur de la prise de décision. Toutefois, la persistance des stéréotypes de genre à travers les normes culturelles et sociales qu’on pourrait substituer au concept de quotidienneté chez Heidegger, constitue une barrière à cette émancipation. Cela se traduit notamment par la sous-représentation des femmes dans les arènes politiques et les organes de prise de décision. Dans ce cas, la conscientisation sur le fait que leur engagement est une lutte perpétuelle est une nécessite, indispensable non seulement pour préserver les droits civils et politiques déjà acquis, mais aussi pour s’assurer que ces droits soient pleinement respectés et que leur voix soit davantage représentée dans la sphère politique.

Par Mirline Darrélus, Étudiante mémorande en philosophie à l'École Normale Supérieure de Port-au-Prince (ENS-UEH), et lauréate de l’édition 2023 de la Résidence (Des) Rencontres philosophiques, littéraires et artistiques/ASSEGL

Bibliographie

Cohen Yolande, « réflexions désordonnant les femmes du pouvoir », in Femmes et politiques, Le jour éditeur, Canada, 1981.

Emmanuel Marino Bruno, « péripéties du quota de 30% de femmes dans les postes politiques en Haïti », in Alterpresse, mars 2018.

Franck Fischbach, Sans objet. Capitalisme, subjectivité, aliénation, Vrin, Paris, 2009.

Garcia Manon, On ne nait pas soumise on le devient, Climat, Paris, 2018.

Hermogene Feguenson, « l’histoire du mouvement féministe haïtien (première partie) », Ayibopost, 2019

James Pétion, « Femmes, législation et pouvoir: enjeux pour un véritable développement d’Haïti » in Le nouvelliste, mars 2017.

Jean Jacques Rousseau, Du contrat social, in Œuvres complètes, Gallimard, Paris, 1964, p. 356.

Lamour Sabine, « Mobilisation féministe : La création du ministère a la condition féminine et aux droits des femmes en Haïti » Mouka, 2023.

Lamour Sabine, « Réalité des femmes haïtiennes: démographie, économie et politique », Mouka, 2023.

Martin Heidegger, Etre et temps, trad. F. Vezin, Gallimard, Paris, 1985.

Martin Heidegger, Prolegomenes a l’histoire du concept de temps, trad. A. Broutot, Gallimard, Paris, 2006, p. 229.

Simard Carolle, « changement et insertion des femmes dans le système politique », in Politiques, no 5, 1984, p.27-49.

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