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La complexité du fait politique

Politique

Une habitude s'installe dans la société haïtienne où l'analyse du fait politique se passe de toutes considérations méthodologiques et épistémologiques, pour l'inscrire uniquement dans l'espace étriqué de l'événementiel et du simplisme. Cela entraîne que sa complexité est réduite à sa plus simple expression. Du coup, la captation de ses profondeurs abyssales se perd dans des considérations partisanes au sens où Carl Schmidt (1992) souligne que la politique est affaire de partisan, d'ami et d'ennemi. Selon ce juriste allemand et membre du parti nazi, la politique est une affaire d'ami et d'ennemi. Ce qui fait que l'interprétation du fait politique tombe souvent sous cette logique ambivalente.

S'il est difficile voire impossible d'empêcher que le fait politique soit l'objet d'interprétations ou de manipulations partisanes, il n'en demeure pas moins qu'il peut aussi être soumis à une analyse de type scientifique, c'est-à-dire, rigoureux, systématique et objectif. Une telle perspective l'insère dans la catégorie analytique de fait social, tel que conceptualisé et théorisé par le sociologue français, Emile Durkheim (2007). Selon ce dernier, un fait social est une manière de sentir, de penser et d’agir qui échappe à la conscience individuelle et qui se caractérise par sa permanence, son indépendance, sa coercition. Il s'impose aux consciences individuelles et revêt un caractère obligatoire.

Le fait social selon Durkheim n'est pas la somme des faits individuels et ni le résultat d'une action psychologique. Il résulte de la conscience collective et dépend des manières d'agir de la société dans son ensemble. Donc le fait politique est aussi un fait social ou une manière pour le fait social de se manifester. Pour le dire clairement et par comparaison, un fait social peut prendre la forme d'un fait politique, d'un fait culturel, d'un fait économique, etc. De ce fait, le fait social peut prendre telle ou telle forme. Il devient évident que le passage du fait social au fait politique est rendu possible par le processus de politisation (Rémi Lefebre, 2017). Cela entraîne que le fait politique n'est pas par nature politique. Il n'y a pas une essence ou une nature du fait politique. Simone de Beauvoir a dit "on ne naît pas femme, on le devient ". Il en est de même : il n'y a pas de fait politique en soi ; tout fait politique le devient à travers une dynamique de transformation.

Une fois considéré comme tel, le fait politique doit se prêter à l'analyse politologique, dans la mesure où il possède un certain nombre de déterminations internes permettant de capter sa nature complexe. Cependant, il n'est pas immédiatement saisissable ni pensable. Il faut un travail de détour impliquant une construction théorique et conceptuelle. C'est pourquoi il est cerné d'ombres au sens où il suppose un travail de déchiffrement. Durkheim nous éclaire encore sur la problématique de l’étude du fait social/politique.

Cette première partie de cet article porte sur l’aspect théorique et méthodologique du fait politique. La deuxième mettra l’accent sur son aspect pratique, en prenant comme exemple la crise politique haïtienne.

Aspect théorico-méthodologique

Sur le plan théorico-méthodologique, la captation du fait politique implique d’échapper aux idoles de la tribu, aux préjugés. Bref de rompre avec la pensée ordinaire. Au-delà de toute simplicité ou tout simplisme, il est traversé par un nœud de complexité, d’hétérogénéité et de variabilité. Dès lors, son étude s'expose à un haut degré de densité, de profondeur. Ce qui porte à penser à ce proverbe haïtien :" Dèyè mòn gen mòn". Il oscille donc entre la visibilité et l'invisibilité. Son caractère complexe et ouvert rend difficile de capter son essence. Pour saisir sa nature, il faut passer de la visibilité à l'invisibilité. C’est toute la dialectique de l'analyse du fait politique. Là aussi réside son ambiguïté. Le fait que sa visibilité ne se réduit pas à l’invisibilité complique son analyse.

Pour cela, le fait politique est l'objet de manipulations diverses, car les tentatives pour le penser s'en tiennent ou restent souvent à son niveau de visibilité phénoménale. Celle-ci donne lieu à une pluralité de perceptions et de représentations idéologiques ou partisanes. Aussi, la multiplicité phénoménale du fait politique rend possible sa manipulation idéologique et l'expose à toutes sortes de représentations.

La captation scientifique du fait politique se complique du fait de sa pluralité phénoménale. De ce fait, le travail scientifique devrait se munir des outils que la méthodologie et l'épistémologie élaborent pour mieux cerner les phénomènes sociaux. Dans ce cas, la science politique est appelée à jouer un rôle de premier plan dans la compréhension/explication du fait politique.

L'une des premières observations du fait politique au regard de la science politique, c'est que le fait politique se projette toujours dans la dialectique de la conjoncture et de la structure. Il oscille donc entre une double temporalité complexe : conjoncturelle et structurelle.

La temporalité conjoncturelle renvoie à la dynamique de l'événement, qui synthétise les différents moments du fait politique. La temporalité conjoncturelle est branchée sur l'événement durant lequel les manifestations du fait politique se déploient dans leur simultanéité, leur densité, leur hétérogénéité, leur indétermination. Au cours de ce moment, le fait politique se présente comme dense et ouvert. C'est à ce moment-là que ses interprétations/manipulations pullulent, coagulent, se multiplient et se complexifient. Le moment conjoncturel est un moment de brouille, de désordre, de confusions et de tensions.

S'arrêter à la conjoncture pour saisir l'essence du fait politique constitue une erreur méthodologique. Sa vraie captation implique de mettre en relation temporalité conjoncturelle et temporalité structurelle. La temporalité structurelle va au-delà de la superficialité conjoncturelle pour rendre compte de la densité invisible du fait politique. Le moment structurel n'est pas solitaire mais plutôt solidaire de la conjoncture. Dans la structure, la signification de la conjoncture sort au grand jour et permet de comprendre les différents aléas de la conjoncture. Ainsi, le fait politique est un fait imbriqué ou interconnecté. Il est un fait total, en ce sens que la temporalité structurelle montre ses multiples déterminations.

La temporalité structurelle du fait politique l'inscrit dans une logique de totalité, grâce à laquelle il acquiert visiblement sa complexité, son hétérogénéité, sa variabilité interne. De ce fait, le fait politique a des paliers, des épaisseurs, des strates et des profondeurs. La question de la totalité en théorie sociale ne fait pas l’unanimité sur le plan épistémologique. La captation du fait social par la méthode de la totalité soulève des questionnements, des doutes, des rejets et des polémiques. Par ricochet, capter le fait politique, à partir de la totalité, requiert de le problématiser davantage.

La sociologie wébérienne et l’épistémologie poppérienne contestent la capacité de la théorie sociale à saisir le fait social dans une perspective de la totalité. Selon Max Weber (1993), le savant ne peut pas accéder à la totalité de la réalité. Selon lui, l’objet de la recherche scientifique doit porter sur un segment de la réalité humaine riche et infinie, ce qui signifie qu’il faut renoncer à toute tentative de capter la totalité du mouvement de la réalité. C’est pourquoi la notion d’idéal-type constitue un outil heuristique permettant de saisir les aspects saillants de cette réalité. Grâce à lui, le savant, en fonction de ses valeurs, opère un découpage de la réalité en en dégageant les éléments le plus pertinents. L’idéal-type permet de faire un tri au moment d’observer la réalité dans son infinie complexité. Cette notion sert de guide, d’hypothèse dans la compréhension des phénomènes sociaux. Karl Popper signale que le scientifique est obligé de sélectionner certains aspects de la réalité face à son incapacité à la saisir dans sa totalité. Ce qui signifie que la notion de totalité me peut faire l’objet de la recherche scientifique.

Par contre, Marx diffère de la perspective wébérienne, dans la mesure où la notion de totalité permet de rendre mieux compte de la réalité sociale. Dans son ouvrage Marx, ontologie de l’être social, Georg Lukács souligne que Marx saisit l’être social à travers la catégorie de totalité, comme le résultat de multiples déterminations et de connexions. La réalité sociale est complexe et imbriquée. Elle est le produit de multiples déterminations. La pensée saisit le concret comme étant caractérisé par une pluralité de connexions internes. Dans son anthropologie structure structurale, Claude-Levis-Strauss (…) souligne que la recherche anthropologique considère que les faits sont le produit de multiples connexions : économiques, sociale, culturel, moral, esthétique, etc. D’où la notion de totalité. Cela nous conduit à souligner que le fait politique est aussi complexe et doit être abordé dans la perspective de la totalité, en dégageant sa complexité interne et son indétermination. Epistémologiquement, le caractère total du fait politique signifie sa complexité interne, ou son unité complexe (unitas multiplex), sa connexion et sa détermination avec d’autres dimensions de la réalité sociale. Dans ce sens, le paradigme de la complexité développé par Edgar Morin (…) est d’un apport conceptuel considérable pour saisir la nature indéterminée et ouverte du fait politique. La science politique est confrontée à un défi épistémologique de grande importance au moment de vouloir penser, analyser et comprendre le fait politique. Ce dernier n’est pas isolé ou isolable d’autres réalités sociales. Le caractère interdisciplinaire des sciences sociales a été largement développé par Immanuel Wallerstein (1998 ; 2011) invitant à ouvrir les sciences sociales, à les faire sortir du labyrinthe disciplinaire. Déjà dans les années 1950, Fernand Braudel souligne le problème du dialogue entre les sciences sociales pour mieux saisir la réalité sociale toujours complexe, mouvante et exposée à une temporalité sociale multiple. L’économise polonais, Karl Polanyi (1983), étudie le problème de l’économie à partir d’un regard complexe. Son ouvrage classique La Grande Transformation met en évidence l’importance de l’histoire, de l’anthropologie et de la politique pour comprendre l’idéologie du libre-échange née au XIXe siècle en Angleterre. Plus près de nous, Jean Price-Mars étudie la question haïtiano-dominicaine en tirant profit de la géographie, de l’ethnologie et de l’histoire. De même, la consolidation de la théorie sociale en Amérique latine…

De ce fait, l’interdépendance disciplinaire des faits sociaux constitue un défi majeur pour l’étude de la réalité sociale en science politique. Á cela s’ajoutent les débats théoriques au sein de la science politique pour l’étude du fait politique. Plusieurs paradigmes s’affrontent comme le structuro-fonctionnalisme, le systémisme, le marxisme, la sociologie historique, le postcolonialisme, etc. Chacun de ces paradigmes donne une certaine représentation du fait politique.

Pour le structuro-fonctionnalisme, tout système politique possède des structures et remplit des fonctions. L’analyse structuro-fonctionnaliste étudie les différentes fonctions que doit remplir un système politique afin de contribuer à l’harmonie de l’ensemble du système. Elle permet de prédire les changements politiques et d’éviter des conflits au sein du système. L’analyse structuro-fonctionnaliste ne prend pas en compte des conflits, des crises, des contextes au sein du système. Elle suppose que le système repose sur l’équilibre de l’ensemble de ses éléments. L’approche systémique étudie le rapport, les transactions entre le système politique et son environnement, tout en ignorant ce qui se passe au sein du système. Selon David Easton, ce qui importe est la relation entre décision du système politique et son environnement. Ce schéma montre que la stabilité du système dépend de sa capacité à répondre aux inputs ou exigences de l’environnement. Easton pense le système politique en termes de durabilité et de stabilité, à travers l’équilibre de ses éléments constitutifs. Un système qui reçoit trop de demandes peut être sujet à des crises, des dysfonctionnements.

La perspective marxiste saisit le fait politique sous l’angle de sa détermination structurelle, dominée par des rapports de classes elles-mêmes dépendantes des rapports entre les forces productives et les rapports de production. Le fait politique est ainsi pensé à partir de la totalité où prédominent les rapports conflictuels entre classes sociales antagoniques. L’idée de totalité suppose de considérer le fait social comme une unité complexe ou contradictoire. Pour sa part, la sociologie historique analyse le fait politique sous l’angle de l’historicité, de ses mutations dans le temps. Ce qui signifie que le fait politique est aussi un fait historique et réciproquement. La sociologie historique en vient à s’écarter des grandes abstractions comme el structuro-fonctionnalisme, le systémisme, et le marxisme, les méthodologies exclusives et porte une attention au caractère historique du fait politique.

Malgré la nouveauté épistémologique de la sociologie historique, elle reste liée à la tradition hégémonique des sciences dérivant de la modernité occidentale. Raymond Aron (1967) et Robert Nistbet (2012), deux éminents sociologues, soulignent que la théorie sociale résulte de l’histoire européenne : révolution française et révulsion industrielle. Pour sa part, Irving Zeitlin (1983) met en relation théorie sociologique et idéologie pour montrer leurs liens intrinsèques. Ce qui montre que la théorie sociale est redevable de l’idéologie occidentale et de soin emprise sur l’histoire des idées sociales, politiques et culturelles.

Quant à la perspective postcoloniale ou décoloniale, elle tend à saisir le fait politique sous l’angle du traumatisme colonial, de la domination historique, structurelle de l’Occident sur le monde. Elle se présente comme une tentative de délégitimer, de désuniversaliser la pensée sociale, tout en montrant sa complicité avec la domination occidentale du monde. Déjà Edward Saïd (1980 ; 2001) dégage la relation entre discours et connaissance, culture et impérialisme dans le contexte du rapport entre Occident et Orient. Inspirant les travaux de la théorie postcoloniale, la pensée de Saïd constitue un cadre de référence pour la remise en question des sciences sociales.

Ce qui précède montre qu’il n’est pas aisé de saisir et de capter la nature du fait politique. Ou du moins, sa captation ne va pas de soi ; elle est toujours soumise à un choix idéologique, étant entendu que la théorie ou la méthode choisies ne sont pas neutres. Elles sont toujours liées à un projet idéologique qui, d’une manière ou d’une autre, influence la connaissance du fait politique.

Glodel Mezilas

Bibliographie

Aron, Raymond, Les étapes de la pensée sociologique, Éditions Gallimard, Paris, 1967.

Durkheim, Emile, Les règles de la méthode sociologique, Paris, PUF, 2007.

Lefebre, Rémi, Leçons d’introduction à la science politique, Paris, Ellipse Éditions Marketing, 2017.

Nisbet, Rober A., La tradition sociologique, PUF, Paris, 2012.

Polanyi, Karl, La Grande Transformation, Éditions Gallimard, Paris, 1983.

Said, Edward, L’orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, Éditions du Seuil, Paris, 1980.

Said, Edward, Cultura e imperialismo, Editorial ANAGRANA, Barcelona, 2001.

Schmidt, Carl, La notion de politique. Théorie du partisan, Paris, Flammarion, 2007.

Wallerstein, Immanuel (Coordinador), Abrir las ciencias sociales, Siglo XXI Editores, 2011.

Wallerstein, Immanuel, Impensar las ciencias sociales, Siglo XXI Editores, México, 1998.

Weber, Max, Ensayos sobre metodología sociológica, Buenos Aires, Amorrortu Ediciones, 1973

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