Le réveil silencieux marquait le commencement d'une journée qui allait sortir de l'ordinaire. Au cœur du Centre Culturel Maurice Cadet, à Jacmel, le dimanche 13 août 2023, se préparait une expérience théâtrale d'une envergure exceptionnelle. Derrière ce qui allait se révéler être une prouesse artistique sans précédent, la très géniale metteuse en scène, Zuma Angela Jasmine LAVERTU, guidait une équipe dévouée, travaillant sans relâche pour donner vie à ce spectacle inoubliable.
Les semaines qui précédèrent l'événement furent marquées par une intense préparation. Les jeunes apprentis-acteurs, fraîchement sortis de la formation rigoureuse de Zuma, se mirent corps et âme dans leurs rôles, scrutant chaque ligne de dialogue, chaque geste, chaque émotion à exprimer. L'atmosphère était électrique, chaque membre de l'équipe contribuant à créer un espace fertile pour la créativité et la coopération.
Le jour j arriva : une transformation mystique s'opéra à travers le décor, composé de fragments de photographies. Ces images illustraient les portraits des victimes du récit, rappelant ainsi leur présence indélébile dans nos mémoires. Parmi ces visages marquants, il y avait celui d'Osny Zidor, une jeune étudiante originaire de Petit-Goâve. Son destin tragique l'avait conduit à recevoir une balle meurtrière dans la nuque, alors qu'elle était assise dans un minibus à #Bwavèna. Antoinette Duclair, militante et sociologue engagée, avait été criblée de balles devant sa propre maison. Grégory Saint Hilaire, quant à lui, avait été atteint par une balle dans la colonne vertébrale, au sein même de sa faculté, l'École Normale Supérieure (ENS). Sans oublier Tchadensky Jean Baptiste, victime d'une balle injuste dans les rues de Champs de Mars.
Durant le spectacle, chaque participant était comme métamorphosé : les uns, en portant des banderoles, et les autres arboraient sur leurs visages, tels des masques, des photos des victimes. Cette démarche symbolique visait à créer une apparence de réincarnation des personnages qu'ils représentaient, donnant ainsi vie à ces jeunes martyrs. L'image de chaque victime était devenue une part intégrante du visage des acteurs, un hommage poignant à leur mémoire.
Ce dispositif scénique singulier avait pour effet de faire ressurgir les souvenirs douloureux laissés par ces jeunes vies brisées dans l'esprit des spectateurs. À ce moment précis, un silence de cimetière s'installa dans la salle, témoignant de la profonde tristesse et du sentiment de révolte qui émanaient du spectacle. Chacun pouvait sentir le poids des tragédies individuelles et collectives qui avaient frappé ces jeunes, mais aussi la nécessité de se souvenir et de rendre hommage à leur mémoire.
La présence symbolique de ces victimes au sein de la performance théâtrale était une manière puissante de rappeler l'impact des violences et des injustices sur les individus et la société dans son ensemble. En intégrant leur présence au spectacle, les acteurs et l'équipe artistique avaient réussi à créer une expérience immersive, à la fois poignante et révélatrice, invitant le public à une profonde réflexion sur les maux qui affligent la société et sur la nécessité d'agir ensemble pour un changement significatif.
Ce spectacle, par sa nature artistique novatrice, évoquait un sujet rarement abordé, exposant la réalité vécue par de nombreux jeunes à Port-au-Prince. Son succès incontesté était le fruit de l'engagement total et du dévouement de tous les participants. Cependant, un élément singulier se dégageait : l'intense émotion qui imprégnait chaque acteur, en grande partie due à la méthode Stanislavski, chère à la metteuse en scène Zuma. Cette approche, développée par Konstantin Stanislavski au début du XXe siècle, visait à créer des performances authentiques en plongeant profondément dans la psychologie des personnages, leurs émotions, leur mémoire affective, et leur conviction dans la réalité de la scène. Malgré parfois la difficulté de cette méthode, elle avait apporté une profondeur psychologique impressionnante à la performance.
Au-delà de l'art, "Raz de marée" portait en lui un message essentiel. Il nous rappelait la dure réalité vécue par ces jeunes, confrontés à des épreuves terribles, mais luttant pour survivre et s'épanouir. C'était une ode à la résilience humaine, à la détermination qui persiste même dans les moments les plus sombres. Le spectacle encourageait la réflexion sur les problèmes sociétaux, la violence urbaine, et l'accès à l'éducation. Il incitait le public à ne pas oublier ceux qui souffrent en silence.
Les souvenirs gravés sur scène resteront à jamais inscrits dans la mémoire collective. L'équipe tient à exprimer sa gratitude envers #FOKAL, Haïti, Fanm Deside, et le Centre Culturel Maurice Cadet, qui ont rendu possible ce projet exceptionnel, cette année, à Jacmel. Par ailleurs, il y a un aspect de cette soirée qui mérite d'être mis en lumière : la réaction émotionnelle intense du public.
Les spectateurs n'étaient pas de simples observateurs passifs, mais plutôt des participants actifs dans l'expérience théâtrale. Leurs interventions étaient synchronisées avec les émotions qui émanaient de la scène. Certains avaient exprimé leur étonnement et leur choc face aux récits poignants, allant même jusqu'à dire qu'ils n'avaient pas anticipé être exposés à de telles émotions. D'autres, cependant, avaient embrassé cette puissance de l'art, reconnaissant que c'était précisément cela le pouvoir de l'art : ébranler les âmes, provoquer la réflexion, et éveiller les consciences.
Ce qui était certain, c'est que personne dans la salle ne pouvait échapper à l'agitation émotionnelle qui régnait, créant ainsi un lien profond entre les acteurs et le public. Des larmes, des larmes amères, coulaient librement, reflétant le dégoût face à l'insouciance de nos dirigeants. Ces larmes exprimaient la perte de tous ces rêves inachevés, de tous ces livres qui n'ont pas eu la chance d'être écrits, de toutes ces musiques qui n'ont pas encore été composées, de tous ces tableaux qui n'ont pas encore été peints, de tous ces discours qui n'ont pas encore été prononcés.
Le spectacle avait touché une corde sensible chez chaque spectateur. Il avait révélé la profondeur de la douleur collective, l'indignation face à l'injustice, et l'aspiration à un changement significatif. En partageant cet espace émotionnel commun, le public et les acteurs étaient devenus des témoins de la puissance de l'art en tant que moyen de refléter la réalité et d'inspirer le changement. En fin de compte, "Raz de marée" avait réussi à créer une expérience cathartique, transformant la tristesse en une source d'inspiration pour un avenir meilleur.
27/10/2023
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