Il est 4h du matin, et tu es toujours debout.
Tu n'as pas pu fermer l'œil de la nuit de peur de noyer le voyage dans tes rêves.
Tu vas enfin quitter ce coin de terre.
Un sourire flotte au coin de tes lèvres.
Tu es impatiente, pire qu’un enfant qui attend son premier cadeau de Noël.
Tu repenses à la jeune femme qui te ressemble comme deux gouttes d’eau qu'on a enlevée à l'entrée de ta fac.
Ce jour-là, le téléphone a sonné. Tu as décroché et on t'a dit que la prochaine fois, on ne te ratera pas.
Tu te dis qu'il n'y aura pas de prochaine fois. Il n'y en a jamais eu, d'ailleurs.
Alors pourquoi maintenant?
Ta vie a toujours été une pièce de théâtre qui n'admet qu'une seule représentation.
En y repensant, le malheur des uns fait le bonheur des autres. Tes parents ont enfin compris que c'était du sérieux. Tu ne pouvais plus rester dans ce pays.
Ce n'était qu'une affaire de jour avant que les bandits du gang 400 Mawozo ne t'enlèvent, toi aussi, contre une rançon que tes chers parents ne pourraient payer même si on leur accorderait une seconde vie.
Ils ont vite réglé les formalités, et tu as eu ton billet le jour même.
L’argent facilite tout dans ce pays.
Ce n'est pas de ta faute.
Ce n'est pas toi qui y changerais quelque chose en tout cas.
Maintenant, il ne te reste que quelques heures à vivre ici.
Tu repenses à l'époque où tu ne voulais pas entendre parler de vivre ailleurs.
Parce que partir c’était tout quitter. Un sacrifice trop grand pour toi.
Tu avais encore foi en la terre qui t'a vue naître. Personne ne pouvait te blâmer.
Ta vie était belle sous le soleil, les plages de Montrouis, les bars du Cap-Haïtien et les randonnées à Kenscoff.
Dans ta petite Toyota RAV4, tu sillonnais les rues de toutes les villes de ce pays, humant le parfum de ses forêts,
savourant un bon griot à Port-de-Paix ou un poisson gros sel sur la plage Gelée aux Cayes dans les bras musclés
des beaux garçons qui tournaient autour de toi…
C’était une vie de rêve.
Lorsque tes parents ont pris la décision de partir, tu as fait le choix de rester.
Malgré les nombreuses disputes que ton choix a causées et les menaces de ton père.
Tu es restée fidèle à ton amour de pays. À l'Alma mater.
Ton regard glisse sur les meubles du salon, le sofa qui tant de fois a accueilli tes amours d’une nuit,
la petite bibliothèque près du bureau où tu passais des nuits entières à travailler sur ta thèse.
Tu as l'impression que les secondes refusent d'avancer.
Elles sont bloquées.
Tu as envie de les bousculer, de leur marcher dessus pour les forcer à aller plus vite.
Tu fais mille petites choses pour éviter l’attente.
Tu la connais trop bien cette sensation qui te donne l'impression d'être une épave que le vent a oubliée.
Tu as toujours vécu dans l'attente.
Toujours attendu le printemps pendant que l’angoisse gelait ton cœur dans les entrailles de l'incertitude.
Tu as attendu une main, tu as attendu une épaule, tu as attendu la pluie et le beau temps.
Tu as attendu l'arc-en-ciel pour transformer tes lendemains moroses en victoires.
Pourtant les fruits de tes attentes ont séché avant même de murir.
Tu en es sortie meurtrie, avec une fêlure dans l'apparence.
La joie sur le visage et le cœur endolori.
En ce matin de novembre, le ciel refuse de céder sa part d'ombre.
On aurait dit que lui aussi attend quelque chose.
Tu regardes la vielle photo jaunie posée sur ta table de chevet.
Tu hésites à la déplacer.
Tu ignores depuis combien de temps elle est placée là.
Sa présence te rassure.
C'est un pied de nez au temps.
Un gage sur l'éternité.
Dessus, il y a tes absents que tu portes en bandoulière, comme si tu faisais la promotion pour une nouvelle marque.
Tu as toujours été entourée d'absents.
Pas facile de les ignorer.
Tu prépares ta malle.
Tu entasses les sourires, les uns sur les autres, les plus récents sur les plus anciens.
Tu ranges soigneusement les souvenirs, les uns à côté des autres.
Tu as du mal à te décider.
En effet, que peut-on emporter d'autres lorsqu'on part vers l'inconnu?
Déjà c’est lourd les souvenirs.
Un tas de souvenirs qui s'accrochent malgré nous.
Tu vas devoir les trimballer avec toi durant toute ta vie.
C'est ça la vie.
Tu comprends enfin que partir ne signifie pas tout quitter
On emporte avec soi des bouts des autres, une parcelle de chaque rencontre.
La RAV4 fait de son mieux sur la route de l’aéroport
Mais ce monstre d’embouteillage est sans pitié.
Tu t'énerves. Tu vois rouge, jaune, puis bleu,...
Tu as des visions de papillons.
Le soleil tape si fort sur ton désir de partir.
Des marchands de boissons, de biscuits et de bijoux artisanaux viennent cogner contre ta vitre.
L’un d’eux t’offre une bouteille de cola.
Tu la regardes avec cette mine de fleur fanée qui ne t'a jamais quittée.
Ils se prennent bien des libertés ces marchants ambulants.
Le jour n'est pas loin où ils vous mettront de force leurs produits dans les mains.
Tu te rassures en te disant que tu ne seras pas là pour voir cette ville en guenilles, cette ville mendiante
s'affaisser sous le poids de sa misère.
Mais qu'est-ce qu'il fout ce mec avec sa moto? Il n'a pas encore compris qu'ici
il n'y a pas de place pour les spectacles à deux sous.
Ici on vit dans l'urgence. L'urgence de dire, de faire et de défaire...
Tu as envie d'avaler les kilomètres. Même les rues se sont liguées contre toi.
Elles te retiennent dans ce coin de terre que tu as fini par haïr.
Soudain, une voiture noire croise la tienne.
Tu fulmines contre le conducteur.
Tu te demandes quand est-ce qu'ils vont maîtriser le code de la route, ces chauffards ! Et les policiers dépassés
qui regardent dans le vide.
Leurs visages indiquent tout bonnement qu'ils sont à mille lieux d'ici.
Deux gars cagoulés sont descendus de la voiture.
Ils arrivent vers toi.
Tu ne comprends toujours pas ce qui se passe.
Ou du moins tu refuses de comprendre.
Ils tapent sur ta vitre. Tu es pétrifiée.
Tu ne veux pas descendre. Ils pointent leurs joujoux aux gueules sombres sur toi.
Tu n'as pas le choix.
Tu descends lentement pendant qu'une vague de colère monte en toi.
Elle te titille les orteils, elle se fait lave dans ton sang.
Tes jambes tremblent et prennent feu.
Un torrent gronde en toi.
Tu fulmines contre la vie, contre la malchance.
Tu étais si près du but.
Tu sens monter des larmes en toi.
Mais tu éclates plutôt de rire.
Un rire brûlant comme une épée que le forgeron sorte du brasier.
Un rire qui résonne dans les dédales du désespoir.
Un rire qui charrie les mille et une peines qui explosent dans ta gorge.
Toi, poussière d'ombre dans la fragilité du temps, étincelle de vie dans le labyrinthe du devenir.
Les bandits aux maillots blancs t’ont retrouvée.
C’est les 400 Mawozo. Ils t’embarquent.
Tu continues à rire.
Ils te demandent de te taire.
Tu continues de rire de plus belle.
C'est ton unique acte de rébellion.
Tu ne peux pas t'arrêter.
Tu ne veux pas t'arrêter.
Tu as envie de jeter ton rire sur la ville telle une pluie d'acide qui consumerait tout.
Une mélodie d'orage jouée sur un tambour assôtor.
COPYRIGHT L'avant-gardiste @ 2024. Tous droits réservés